Cette habitude culturelle déborde largement de la télévision, ce lieu d'un nouveau culte sacrificiel placé au coeur de chaque foyer (ou presque.) Elle contamine depuis longtemps déjà les cercles les plus savants. Qu'en-est-il des adjectifs (inconscient) et des pronoms (moi) substantivés par la psychologie? Ce mouvement crée d'étranges objets virtuels. Leur succés est général: qui n'emploie pas l'un ou l'autre de ces deux substantifs (inconscient et moi) à l'occasion? Leur seule nouveauté les rend suspects, car s'ils recouvrent une réalité, comment était-elle définie avant? Que recouvre-t-elle? Pour les approcher sans les brusquer, intéressons-nous d'abord à l'objet par excellence, au substantif qui désigne la substance même du sacré: le symbole.
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Le sumbolon, qui donnera le mot symbole, est cet objet coupé en deux, qui distribué à deux personnes ne se connaissant pas forcément, deviendra signe de reconnaissance en retrouvant sa complétude lors de leur rencontre (d’où le mot coupure associé aux billets de banque). Sa fonction de sumbolon fait de l’argent un outil du lien social. Tous les symptômes rencontrés dans la vie quotidienne lors de son maniement révèlent les aléas des relations humaines, c'est à dire des échanges dans le sens le plus large.
De nombreuses anecdotes de la Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud témoignent de l’importance de la monnaie. Je citerai seulement ce cas d’une personne souffrant de névrose obsessionnelle, avant d’en faire une interprétation inspirée par la Théorie mimétique. Une femme se voit contrainte de noter tous les numéros des billets de banque qui passent par ses mains :
« A l’époque ou elle était encore portée par le projet de quitter son mari si elle trouvait un autre homme digne de confiance, elle accepta de bonne grâce les tentatives polies d’un homme, restant cependant dans le doute au sujet du sérieux de ses intentions. Manquant un jour de monnaie, elle lui demanda de changer une pièce de cinq couronnes. Il s’exécuta, empocha la grosse pièce d’argent et, galant, lui déclara qu’il ne se séparerait jamais de cette pièce, car elle était passée par ses mains. Lors de rencontres ultérieures, elle fut souvent tentée d’exiger qu’il lui présente la pièce de cinq couronnes, en quelque sorte, pour se persuader ainsi qu’elle pouvait accorder à ses déclarations quelque confiance. Mais elle abandonna cette idée pour la bonne raison qu’on ne peut pas distinguer l’une de l’autre deux pièces de même valeur. Le doute demeura ainsi sans solution [der Zweifel blieb also ungelöst] ; il lui laissa la manie de noter les numéros des billets de banque, par lesquels chaque exemplaire se distingue individuellement de tous ceux qui sont de même valeur. » (FREUD S. 1907)
Le doute ou l’hésitation (Zweifel ) reste donc irrésolu, sans solution ou littéralement : non dilué (ungelöst ). Cette hésitation paralysante est comme un grain de sable in-soluble qui bloque la machine mentale. Une cristallisation vient gêner la circulation de l’argent. La nature liquide de l'argent et la cristallisation opérée par la monnaie sont au cœur du paradoxe monétaire.
La monnaie, forme cristallisée, saisie, de la relation mouvante, insaisissable, peut bien constituer ce support apte à fixer la manie, car elle est à la fois matérielle (la monnaie proprement dite) et immatérielle (l’argent comme relation). Son immatérialité c’est bien la relation entre ces deux êtres qui en constitue la substance, si je puis dire. Ce sont les « relations d’argent ». Le désir de cette femme (victime) est contenu par l’ambiguïté de la relation de séduction et ne débouche sur aucun contact physique. Il peut cependant se réaliser de façon imaginaire par le fait que la pièce est touchée par les mains des deux amants potentiels. Mais elle est aussi touchée par d’autres mains. La pièce permet de relier, mais ne permet pas de savoir ou de décider qui elle relie. Elle laisse une angoisse fondamentale : la peur de l’indifférenciation, corollaire de l’indifférence du partenaire sexuel dans ce cas.
Le désir qui ne sait pas qui choisir est en effet soumis aux aléas des relations mimétiques qui le font naitre. A partir d'une certaine intensité et d'une certaine qualité relationnelle, il est soumis aux doubles prévalant dans les manifestations de la folie: ces doubles sont bien réels puisqu'ils désignent la mimétisme tel qu'il apparait sous sa forme la plus simple, la plus immédiate. Le mimétisme produit de l'indifférenciation, c'est à dire des doubles.
Les pièces de monnaie permettent aussi de décider. Payer, c'est décider d'acquérir un objet, c'est se lier avec un autre par l'effet d'un contrat. Le verbe aimer n'existe pas dans toute les langues, par exemple, l'espagnol emploie "te quiero" qui se traduit littéralement ainsi : je te veux. Payer, c'est faire le geste d'acquérir, c'est aussi exprimer son désir pour un objet choisi. Mais la pièce de monnaie s'emploie pour le même usage dans un contexte également magique. En cas d’hésitation, on tire à pile ou face, on "tire" les cauris. Est-il possible de déduire qu’ayant perdu la pièce de monnaie, la seule pièce dotée d’une valeur particulière dans cette relation, cette femme est devenue également incapable de décider ?
L’homme fait une affirmation dont la qualité : vrai ou faux, est indécidable. Elle est bien évidemment absurde, plutôt comique et grandiloquente, mais sa partenaire n’a pas cette distance permettant de la prendre en compte objectivement, c’est à dire d’en rire. La situation se présente donc ainsi : soit l’homme garde la pièce sur lui et il a l’intention d’être fidèle, soit il la donne à une autre, et c’est un don-juan. La pièce est en sa possession comme est sienne la décision de rester fidèle ou pas. Lui seul garde la réponse ou la non-réponse. Lui seul peut tirer à pile ou face.
Cette interprétation sur une pathologie du lien social montre comment la Théorie mimétique peut s’appliquer dans un récit freudien. Elle permet également d’interroger quelques aspects théoriques essentiels, afin d’établir avant toutes choses un vocabulaire commun, ou de préciser les différences. Le concept d' inconscient peut être interrogé en ce sens. Ce terme est chargé de représentations diverses en effet. Considérons la position théorique du psychanalyste Nasio : « le transfert analytique est équivalent à l’inconscient, ils sont homéomorphes, à la manière de deux ensembles qui se correspondent réciproquement point par point. Façon de dire que l’inconscient et la relation transférentielle sont, lors de l’événement, une seule et même chose. » (NASIO J.D. 1987)
Mais il faudrait savoir aussi ce qui est entendu ici par transfert analytique (le terme de transfert incluant celui de contre-transfert). Si ce terme peut être compris en dehors de la relation particulière qui lie le psychanalyste et son client (ce qui n'est jamais trés clair pour les psychanalystes eux-mêmes), cet événement relaté par Freud, la naissance d’une manie, est une excellente illustration de l'hypothèse de Nasio. Il montre comment un objet (la pièce de monnaie) est à la fois symbole d’une relation amoureuse (ou transférentielle) et support d’une élaboration inconsciente indissociable de cette relation. L’homme participe activement à cette élaboration, il joue un peu au chat et à la souris, non sans sadisme, en créant un double-lien (BATESON G. 1972) par lequel la femme va se perdre : « Ah, tu veux savoir ce qu’il en est de notre relation et de ma fidélité? Tu veux savoir qui j'ai choisi? Vas-y maintenant, cherche ! ». Il sait que son affirmation ne peut en aucune manière être infirmée ou confirmée, il peut à tout moment présenter une pièce de cinq couronnes et il se peut même que cette pièce, même dissemblable, ait été touchée par cette femme particulière entre toutes.
L’apport théorique de Nasio n’est pas une innovation, mais il a pourtant défini une nouvelle école de pensée à l’intérieur du cercle des psychanalystes. Preuve s’il en est du besoin urgent de clarification à ce sujet : l’évidence affleurait, il a suffi de réparer l’erreur qui la masquait. Longtemps, cette erreur a contribué à isoler la psychanalyse et à creuser un fossé avec la recherche scientifique et la Théorie mimétique en particulier : « Je suis hostile à l’idée d’un appareil psychique identifiable. La notion d’inconscience est indispensable, mais celle de l’inconscient qui serait comme une "boîte noire" s’est révélée trompeuse » (GIRARD R. 2004)
Jean-Michel Oughourlian, suite à un travail de recherche commun avec Girard (GIRARD R. 1978), a posé dés cette date les fondations d’une "psychologie interdividuelle" : « le fait psychologique ne se situe dans la tranquille opacité d'aucun "corps" propre, dans la totalité rassurante d'aucun moi, mais bien dans la mystérieuse transparence du rapport interdividuel. » (OUGHOURLIAN J.M. 1982) Nasio n’a fait que reconnaître ce qui apparaît avec évidence, mais sans citer de sources extérieures. Est-ce pour ne pas avoir à en tirer les conséquences ultimes ? C’est à dire abandonner la métapsychologie, et donc, se mettre à dos une communauté dogmatique, si prompte à prononcer l’anathème ? Nasio enseigne désormais la théorie freudo-lacanienne avec mesure et clarté, semblant croire comme ses pairs que toute vérité doit en être issue…
Revenons à ce fameux inconscient qui a tant fasciné le siècle révolu de la psychanalyse. L’Unbewusst freudien aurait dû être traduit par insu (également proposé par Boris Cyrulnik). Sa chosification a été encore renforcée par cette traduction douteuse. L’insu a été inconsidérément ramené en effet à une hypothétique zone du cerveau. La Théorie mimétique permet de sortir de telles représentations mythologiques. « La méconnaissance, déni ou oubli, porte en définitive toujours sur le rapport interdividuel et de façon plus précise encore sur la nature mimétique de ce rapport. » (ibid.p.34)
Freud n'est pas mis en cause, mais le dogmatisme de ses épigones. Le fait mimétique est au fondement même de son entreprise, puisque l'hystérie n'est rien d'autre qu'un comportement mimétique exacerbé. Cependant, il n'a pas su déceler l'importance de l'imitation, à la source du désir humain. A la recherche de fondements autres, Freud construit plusieurs métaphysiques dont le caractère provisoire ne lui échappe pas, puisqu'il ne cesse de les ébranler, de les reconstruire et son dernier grand texte théorique (FREUD 1937) rend assez compte de son insatisfaction: il bute toujours sur le "roc de la castration" (étrange traduction pour: gewachsenen Fels), c'est à dire sur ce que nous nommons "modèle-obstacle", avec l'avantage évident de savoir précisément ce dont il s'agit. Cet avantage est décisif, puisque là où Freud reconnait les limites de son intervention, nous commençons à travailler...La citation suivante est éclairante :
« L’édifice théorique (Lehrgebäude) de la psychanalyse, que nous avons crée, est en réalité une superstructure, qui un jour ou l’autre devra (soll) être assise sur son fondement organique ; mais nous ne le connaissons pas encore.
Ce n’est pas à travers la substance (Stoff) qu’elle manipule, mais à travers la technique avec laquelle elle travaille que la psychanalyse est caractérisée comme science. On peut l’appliquer aussi bien à l'histoire des civilisations, à la recherche en matière religieuse ou mythologique qu'à la théorie des névroses, sans faire violence à sa nature. Elle a pour but et ne parvient à rien d’autre qu’à révéler l’insu dans la vie psychique (des Unbewussten im Seelenleben).» (FREUD S. 1917)
En quelques phrases, Freud définit l’essentiel de la méthode psychanalytique et sa place au cœur des sciences humaines. Mais il nous dessine aussi une étonnante perspective : à quoi peut bien ressembler une superstructure dépourvue d’assise ? On se doute bien que cet étrange animal finira par se fatiguer, à force de rester debout... ou en mouvement? Car l’étendue du territoire d’investigation accordé à la psychanalyse lui impose une grande mobilité, n’en doutons pas, laissons au moins à Freud son ambition: c'est le meilleur de son héritage.
Et si cette mobilité même formait l'assise recherchée? Le vélo maintient son assise par le mouvement, par le fait de relier, le psychanalyse serait alors, au même titre que cette merveilleuse invention à deux roues, moyen de transport. Elle l’est au même titre que le cinéma ou le téléphone aussi, toutes inventions contemporaines de la psychanalyse, révélatrices des désirs ou des besoins d’une époque qui est loin d’être révolue. La seule ruée vers le téléphone portable et Internet en dit assez long, couronnant le XXè siècle par cette apothéose en forme de réseaux.
Une contradiction subsiste alors dans le texte freudien lui-même. Elle renforce la thèse d’un insu homéomorphe au transfert (Übertragung: le mot signifie également diffusion, retransmission, transcription, traduction, transmission, report, application, transfert). Car si la psychanalyse n’a d’autre but que la révélation de l’insu dans la vie psychique, et si son application s’étend aux sciences humaines, y compris l'Histoire, où se situe exactement le psychisme de l’Histoire ? Où placer la boîte noire ? Difficilement sur un fondement organique, on en conviendra, car l’Histoire n’est pas un corps que l’on dissèque... Freud pose - ou s’impose - un vœu qui est en fait une exigence (soll), pour s’interdire immédiatement toute possibilité de la réaliser : la psychanalyse ne manipulant aucune substance ne pourra jamais trouver le repos offert par un fondement organique.
Science de l’errance ou du transport (amoureux, transférentiel), la psychanalyse n’a-elle pour assise organique qu’une généalogie - certains diront une génétique - « juive-errante » ? Les gênes forment-ils dans ce cas la substance ultime dont il s’agit ? Nous savons à quel point la question s’est dramatiquement posée, maintes fois, pour le docteur Salomon Sigmund Freud. Elle n’est pas fermement résolue pour tous depuis lors, l'arrogance de la génétique en témoigne. Fermons cette désagréable parenthèse.
Nommer cet homme revient à épeler le chapelet de contradictions qui l’habite. Docteur puis professeur nomme ce "surmoi" médical qui lui souffle ce soll impératif (je laisse là ce substantif, même si je préfère "cette exigence attachée à la fonction médicale") Salomon ou Shlomo est son nom de baptême juif, dont l’importance est capitale autant que négligée (voir ci-après, et les travaux de BALMARY M.1979). Sigismund ou Sigmund, nom germanique s’il en est (roi germain puis empereur du Saint Empire romain…), révèle un profond désir d’intégration, ambition de toute une génération fraîchement sortie des ghettos. Freud, la joie (die Freude) ou le plaisir : ce principe au parfum de scandale, qui reste la contribution la plus marquante de son apport sur le plan des transformations sociales.
Girard nous apprend que la culture est un formidable appareil de méconnaissance, il s’agit de recouvrir le réel du sacrifice fondateur sous le manteau des mythes et la multiplicité des substituts. La culture juive parvient à soulever ce manteau, créant ainsi ce que nous nommons désormais sciences humaines. L’insu, la part de méconnaissance active réunit bien l’ensemble des personnes créant l’événement dans la même dénégation, à l’exception notable du chaman, du psychanalyste, de la victime elle-même et du saint, qui savent... du moins en théorie.
A ce quatuor, il est légitime d’ajouter l’humoriste, le clown, voire le danseur ou ludion : ce danseur comique imitant l’esclave sacrifié, le spectacle de son supplice marquait à Rome l’ouverture des jeux du cirque (SERRES M. 1983). Ces personnages souvent placés au centre de l'attention générale endossent, pour la foule ou pour leur client, la peau de personnes tierces, originelles, par l’effet du transfert ou du sacrifice, tous deux ritualisés. La victime est aussi vicaire: même origine. Ainsi le sacrificateur Aztèque revêt, comme un manteau, la peau de la victime humaine qu’il vient d’écorcher vive. Si les spectateurs peuvent, avec une certaine dose de complaisance, accepter ce subterfuge (de subterfugere : fuir en cachette), le sacrificateur masqué ne peut méconnaître la réalité, poisseuse. Le sang suinte directement sur lui, depuis la face cachée de la peau.
Il est bien évident que l’adresse du cabinet de psychanalyse ne devrait pas être un subterfuge, une porte de sortie vers le mensonge, mais d’entrée en vérité. Sinon, elle est à rejeter sans égards. Il se peut cependant que certaines cures interminables et dogmatiques forment une occasion de fuite hors de ses responsabilités, c’est à dire favorise une prise de décision dont le caractère sacrificiel affleure: il faut là aussi désigner un coupable (mauvaise identification, meurtre symbolique du père, acte pervers, traumatisme imposé par un tiers...) La cure agit alors selon les effets d’une secte: on croit s'en sortir par un savoir partagé par les initiés, cercle que la cure permet de pénétrer, cercle qui par définition, exclut, tourne le dos à la foule des ignorants. Ce vaste problème est également celui de la suggestion, dont une part subsiste toujours dans le cadre de la cure, en dépit des dénégations connues. Ce qui est vrai pour toute thérapeutique l’est également en psychanalyse : tout abus est dangereux. La suggestion étant inévitable, elle doit être contenue.
Prêtres, chamans, psychanalystes, clowns, victimes sont des substituts pensant et observant. A ce titre, par l’effet du transfert qui induit la substitution et le vicariat, ils connaissent le réel de ces interactions et peuvent éventuellement intervenir, si possible, à propos. Evidemment, il n’est pas demandé à la victime immolée par une foule en liesse d’intervenir, mais d’intercéder cependant, d’agir en transfigurant la communauté, par son passage dans la Mort. Le psychanalyste ne meurt pas, sinon métaphoriquement: il est nécessairement un étranger à la vie sociale, aux cercle amicaux, familiaux et professionnels de son client, il est ce personnage absent auquel on dira adieu. Il peut de ce fait intercéder, c’est à dire relier des éléments dispersés ou dissoudre des liens trop étroits. Ces deux opération se complètent. Le procédé est suffisamment ancien, son efficacité est attestée par toutes les cultures humaines, devons nous pour autant le reproduire?
Cette vision des choses éclaire également l'actualité et la pertinence de l’hypothèse ordalique initialement proposée par Claude Olivenstein, puis Marc Valleur, successivement en charge de l’hôpital Marmottan à Paris, spécialisé dans le traitement des maladies addictives. Au delà des seules dépendances aux drogues, cet établissement traite les pathologies dues au développement des jeux de hasard et d’argent, inconsidérément soutenu par l’Etat. Nous parlons bien ici de réalités, du présent, et non pas seulement de pratiques étranges, sauvages, oubliées. La seule nuance avec la thèse de Valleur, c’est que je ne distingue pas pratiques ordaliques et sacrificielles. Le jugement de Salomon décrit précisément comment les unes ne disparaissent pas sans les autres.
Ces personnages singuliers, rois ou parias divinisés par une ordalie, se détachent, contrastant sur la foule anonyme. Les pauvres en esprit, les affamés, les humbles savent aussi peut-être, tout en subissant une violence plus ou moins spectaculaire, une relation plus ou moins savante que le fameux transfert analytique. Qu'importe le raffinement scientiste, s'il s'agit du même procédé archaïque. Il fut contesté, mis en pièces, révélé, éventé par les plus humbles, qui surent influencer les actes des plus grands, Salomon et enfin Iéshoua. Ainsi de cette femme cananéenne dont parle Matthieu « Oui, Adôn ! Mais même les chiots mangent les miettes qui tombent de la table de leurs Adôn. » (Mt 15, 26). Décida t-elle, à son insu, de l’orientation universelle du judaïsme ? La vérité suprême se confond avec un amour libéré des modèle-obstacles, cet amour (agapè) se distingue du désir de posséder, croissant de façon mimétique.
Ou cette mère aimante jusqu’à l’oubli de soi, qui inaugure - également à son insu! - la plus grande mutation juridique de tous les temps, attribuée à Salomon. Au lieu de pratiquer un sacrifice d’enfant - c'est à dire un geste réconciliateur et une pratique courante en ce temps - le roi-juge décèle la vérité. L’irruption de l’amour véritable, sous la forme d’un sacrifice d’un genre inédit, est superposée par Salomon avec le jugement lui-même. Est-ce là ce qu'il faut entendre par jugement dernier ? Le jugement dernier est confondu dans la perspective évangélique avec la Passion elle-même, ultime sacrifice, sacrifice de soi, dont l'annonce fut réitérée maintes fois depuis ces antécédents anonymes (cette prostituée, cette étrangère) pourtant mémorisés par l'écrit. Le texte nous suggère bien cette interprétation en superposant mot pour mot le don de la vraie mère et la sentence du roi : « Plaise mon Adôn ! Donnez-lui l’enfant vivant ! Ne le mettez pas à mort ! (…) Donnez-lui l’enfant vivant. Ne le mettez pas à mort : c’est sa mère. » (1R3, 26-27)
La longue école de l’humilité, contre-face du ressentiment, produit ainsi les maîtres de nos maîtres. L’une de ces femmes était étrangère, païenne, méprisée par les disciples et par Iéshoua lui-même, et l’autre prostituée. Incidemment, de façon contingente, nouvelle et inattendue comme ce rameau qui naît du tronc commun, puis diverge, elles ont changé le Monde. « Le pouvoir étrange qui fait des miracles gît dans le rameau » (SERRES M. 2004)
Selon ce modèle organique où la nouveauté jaillissant du format s’élance comme le rameau (fils) de la tige (père), ce furent également des jeunes filles, ces « hystériques » anonymes, qui apprirent à nos célèbres docteurs comment s’y prendre. Elles leur apprirent la psychanalyse elle-même, puisqu’elle n’est que cette « technique à travers laquelle elle travaille ». Ce sont là les paroles du père, du format, de la tige. Il est remarquable que celui qui sut recevoir ces paroles inédites pour fonder sa science se nommât également Salomon (Sigmund Freud). Partageait-il la même sagesse?
Les sources de la psychanalyse nous sont connues. Salomon exploite, pour notre bonheur, un événement qui surgit hors de lui, Freud n’a jamais cherché à dissimuler ses sources, à masquer le rameau vivant, la greffe réussie. Freud a déclaré à plusieurs reprises que la psychanalyse a été inventée par Breuer, mais c’est Bertha Pappenheim (Anna O) qui l’initie et la nomme : « talking cure » ou « chimney sweeping » (BREUER J. 1895). Cette jeune fille remarquable par son intelligence et cette hystérie « faite de crises qui miment le rapport interdividuel » (OUGHOURLIAN J.M. 1982, p.235) ne tire aucune gloire de sa découverte, reste "patiente", mais continue son chemin pour devenir la première assistante sociale, brillante, généreuse, se consacrant aux enfants juifs orphelins.
Rions des docteurs qui croient toujours en une maladie hystérique…Comme un fait exprès, Bertha s’exprimait dans une langue étrangère pendant la cure, allant jusqu’à oublier sa langue maternelle. Et il est inutile de préciser le caractère scabreux des crises d’hystérie, Bertha allant jusqu’à mimer un accouchement, celui d’un enfant dont Breuer serait le père? Serait-ce la psychanalyse elle-même qu’elle offre ainsi à la science ébahie? Bertha rassemble en sa personne les personnages bibliques de la mère vierge, mais aussi de l’étrangère et de la prostituée anonymes, toutes deux également mères, intercédant, suppliant pour la vie de leur enfant.
Car l’hystérie, comme l’anorexie mentale ou la boulimie, les troubles bipolaires, les addictions les plus diverses, depuis la toxicomanie jusqu’au sexe, en passant par le jeu, et tant d’autres comportements pathologiques sont à comprendre dans le cadre de relations humaines, dont le mimétisme tisse la toile. Bien entendu, il est possible qu'une substance organique en constitue l’assise: le cas des troubles bipolaires nous le rappelle, la dépendance physique à des substances aussi. Mais si une déficience ou une réactivité particulière peuvent caractériser ces maladies, leur manifestation ne s'inscrit pas moins dans le cadre général de cette toile. Ces manifestations appartiennent à la culture, comme l'anorexie mentale (GIRARD R.1996).
La toile des relations interdividuelles est parfois tendue, parfois souple, décrivant des plis, des creux et des bosses : comme l’espace-temps est tissé par les rayons lumineux, déformé par la masse de corps soumis à l’attraction universelle. Le mimétisme universel est l’équivalence dans les sciences de l’homme, éthologie comprise, de l’attraction universelle révélée par Newton.
La psychanalyse comporte ainsi une contradiction ou une indétermination interne, portant sur la substance étudiée, éventuellement porteuse, définissant son objet du point de vue médical, c’est à dire organique. L’influence subie par la formation de neurologue de Freud alimente cette contradiction. Peut-être s’agit-il, avec l'irruption de la psychanalyse, de la naissance du rameau à partir de sa tige, de l'indépendance prise sur le père par le fils vivant ? De fait Freud ne parviendra jamais à quitter la neurologie, mais aurait-il dû ou pu l’avoir fait ? Il me semble que ses mises en garde contre l’influence des médecins d’une part, contre une psychologie fondée sur ses propres hypothèses de l’autre, sont suffisamment éloquentes: sur les bancs universitaire, on ne se méfie pourtant guère de cette « sorcière métapsychologie.» (FREUD S. 1937)
Nul ne part jamais de nulle part pour découvrir un nouveau monde, et Freud est un voyageur prudent, conscient de l'importance de son bagage. L’influence culturelle du judaïsme ne l'a pas aveuglé non plus, Freud a tenté comme il a pu de lui échapper, sans la nier pour autant, mais cherchant résolument à fonder une entreprise universelle. Cela nous amène naturellement à comparer sa démarche avec celle du christianisme paulinien, sans faire de lui un chrétien pour autant. La psychanalyse échappe aux formats anciens, et n’a besoin d’aucun formatage à venir. Sois donc rassuré, lecteur épris de libre pensée !
Comme un rhizome, la psychanalyse s’enracina en de multiples terreaux. Comme le vélo, elle relia des lieux distants. Elle fut ce chiendent bénéfique, ce rhizome envahissant tout l’espace social, depuis les laboratoires où s’élabore la recherche scientifique jusqu’au confessionnal où se délivrent les âmes tourmentées. Souhaitons-lui encore bienvenue dans le siècle achevé, laissons-là proliférer sans trop médire de sa vulgate, versant irrépressible de son succès, et quittons là désormais, par un adieu empli de reconnaissance.
Si l’influence médicale et scientifique est évidente, peut-être est-ce l’influence culturelle judaïque qui aura poussé la psychanalyse à préférer la dimension temporelle au détriment de l’espace? Le nomadisme s’enracine dans la seule mémoire, la généalogie, quand les sédentaires se définissent par l’espace de leurs champs cultivés. Les sédentaires n’en deviennent pas plus malins - ce serait même plutôt le contraire - mais la rivalité apparaît avec une netteté plus grande à travers les éternelles disputes au sujet des limites de champs, menant aux guerres de tranchée, aux guerres tribales africaines, hélas toujours actuelles, mais aussi à ces rivalités pour l’honneur qui n’ont d’autre raison que celle de marquer les bornes d’une appartenance sociale, clanique, de classe…
Ainsi pourrait s’expliquer cette incroyable cécité freudienne, qui transpose les rivalités spatiales entre frères, entre voisins, entre proches, vers une rivalité temporelle imaginaire, dans la dimension généalogique du « meurtre du père ». Tous les prés-carrés, du plus substantiel au plus virtuel, sont bien mal décelés par la psychanalyse classique. Inversement, la "psychologie interdividuelle" de Jean-Michel Oughourlian, forte de son enracinement dans l’espace triangulé par le désir mimétique, néglige elle parfois la dimension temporelle, mnésique?
Mère Jeanne des Anges raconte ce qu’elle a ressenti entre 1633 et 1642, sur ordre de sa supérieure hiérarchique de l’ordre des Ursulines, alors qu’elle-même et le convent de Loudun dont elle a la charge se trouvent confrontés à un phénomène de possession démoniaque. Le contexte culturel ayant changé quelques siècles plus tard, le même phénomène se nommera hystérie, anorexie mentale, comportement borderline, bouffée délirante... les différences socioculturelles devant naturellement être prises en compte. Oughourlian reprend ce témoignage précieux et souligne l’aporie de sœur Jeanne : « je suis agie, mais je suis agie par moi-même ».
Je est un autre, formule épurée de : mon désir est le désir d'un autre : « La culture, longtemps perplexe devant cette aporie, s’est jetée dans les bras de la psychanalyse qui la sauvait en enfermant définitivement l’Autre dans le moi. » (op. cité, p.124). Par l'opération magique consacrée par le terme d'identification, la psychanalyse fossilise ce qui est mouvant, ce qui est vivant. Pour consolider le dogme, la cure consiste à rechercher à quelle couche de l'oignon moïque correspond tel évènement présent. Elle fait appel pour cela à cet autre processus magique nommé répétition. Nous préférons le considérer dans sa réalité, dans son immédiateté. Nous préférons déchiffrer les relations mimétiques, afin de dissoudre les modèles-obstacles que la psychanalyse identifie encore sous l'appelation mythologique de roc de la castration, car ce faisant, elle ne résout rien, puisqu'elle laisse intacte ce qu'il s'agit de dissoudre.
Admettons, malgré les constats d'échec prononcés par Freud, puis par Lacan, que la cure psychanalytique résolve par hasard le problème principal qui se pose à ceux qui vont vers elle. La dissolution du modèle-obstacle se fait alors à tâtons, sans compréhension véritable du phénomène. Précisons que la psychanalyse s'en approche, puisqu'elle prétend pouvoir libérer cet autre, agglutiné au Moi, dé-celer et dé-sceller ce modèle auquel "le sujet s’était identifié au niveau de son inconscient". Soyons simples, disons plutot: à son insu...
Oughourlian peut également nous étonner, car aprés avoir perçu l'essentiel, il reprend simplement les termes psychanalytiques, pensant sans doute qu'ils sont à expliciter à la lumière de la Théorie mimétique : « Le désir, imitation qui porte sur l’avoir, mimésis d’appropriation, comme nous l’avons désigné avec René Girard, ne suffirait pas à constituer un moi. Ce moi pour s’édifier a besoin d’une troisième forme d’imitation, celle qui porte sur l’être même du modèle et qui ne peut survenir que par le jeu progressif et de plus en plus compliqué des deux autres types d’imitation, combinés à la dimension temporelle de la mimésis, la répétition. Cette imitation qui porte sur l’être et qui achève d’ontologiser le moi, se confond dans une large mesure avec ce que Freud a appelé identification. » (ibid. p.25)
Pourquoi devrions-nous entreprendre un tel travail? Il ne s'agit pas d'interpréter la métapsychologie, mais de l'abandonner, car les instances psychiques sur lesquelles elle se fonde n'existent tout simplement pas. Le Moi, en particulier, n'est qu'une représentation issue du sentiment romantique. La psychanalyse visait à habiller de science la philosophie de Jean-Jacques Rousseau. La jeune psychanalyse est le dernier avatar des lumières. Même si ce fut en partie à son insu, la prétention d'aboutir un effort engagé depuis la Renaissance est révélée par son opposition de principe envers le religieux judaïque et chrétien. Avec la Théorie mimétique, nous revenons aux sources: en ce lieu, nous n'avons plus besoin d'une psychologie du moi ou du sujet.
Toute psychologie suppose un sujet, mais ce qui nous intéresse, c'est le processus même qui engendre sujet et objet en les enchainant l'un à l'autre, c'est une relation humaine particulière et c'est encore le paradoxe mimétique qui apparait à l'acmé de la crise, au moment du sacrifice. Nous ne nous sommes pas libérés pour rien de la sujétion, nous n'avons pas rejeté en vain nos idoles, ces objets visible surmontant le sujet enfoui du culte archaïque. Le sub-jectum est bien cette victime collective surmontée d'un ob-jectum, d'une stèle qui la représente sous la forme d'une idole (SERRES, 1983). Assez de répétitions, pourquoi aurions-nous besoin de ces mensonges éculés?
Nous savons que la frontière entre réel et symbolique est un mythe de plus (pardon Lacan), aussi, les victimes évoquées sont-elles bien réelles. Se libérer de concepts tels que celui du Moi, du sujet ou de l'objet, concepts appliqués à l'humain, c'est tenir à distance ce qui ne constitue que des positions particulières. Elles ne doivent être occupées à plein temps en vertu d'aucune loi de nécessité particulière, même, et surtout si l'expérience humaine nous les fait toujours traverser. Ces positions sont des passages qui engagent le collectif avant tout. Ces positions restent donc possibles, mais toujours sous la forme d'une traversée.
Ce formalisme existe donc bien, et les mots pour le dire renvoient naturellement à quelque chose d'existant, qui peut être pensé.. "En ce qui concerne les contraintes matérielles pesant sur l'apparition de la pensée, il n'y a aucun doute qu'elles existent. C'est ce que j'appelle l'argument matraque. Le matérialisme a un argument de ce type: si je me précipite sur vous avec une matraque et que je frappe sur votre crâne, vous ne penserez plus! Cet argument a une certaine valeur, il ne faut pas se le dissimuler. Mais en même temps, pour quelqu'un qui tient aux formes, comme moi, je pense que l'argument matraque peut être interprété par un platonicien également: si la matraque m'empêche de penser, c'est parce que la matraque détruit la forme de mon cerveau; or cette forme est nécessaire en un certain sens à la réalisation de ces formes spirituelles que sont les idées." (THOM R. 1991)
Il me semble que cela répond aussi à la querelle stérile entre neurologues et thérapeutes, qui s'intéressent également aux formes. On ne se bat qu’entre proches : le mimétisme est cette clé qui permet d’en saisir la raison profonde. Ce n'est pas la différence qui met le feu aux poudres, mais la ressemblance. Freud était neurologue, ce qui ne lui posait pas l'ombre d'un problème. Au regard de la virulence des excommunications actuelles, il fallait aussi rappeler cet antécédent, à la mesure de l'ambition freudienne.
©Benoit Hamot, 15 mai - 01 Octobre 2005
BALMARY M. (1979) L’homme aux statues, Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset
BREUER J. (1895) Mademoiselle Anna O..., in : FREUD S./BREUER J. Etudes sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956, p.21/22
CHOURAQUI A. (1998) La Bible (traduction), Paris, Desclée de Brouwer, (1R3, 26-27) (Mt 15, 26)
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(1917) Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Discours pour l’introduction en psychanalyse (chapitre XXIV), G.W.XI, p.403
(1937) Die endliche und die unendliche Analyse (analyse finie, analyse infinie), G.W. XVI, p.69
GIRARD R. (1978) Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset
(1996) Eating disorders and mimetic desire, in : Contagion: Journal of Violence, Mimesis, and Culture, nº 3, printemps 1996, p. 1-20
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