A propos de

« Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci »

de Sigmund Freud

 

Benoit Hamot

 

La personnalité de Vinci selon Freud

Pour Freud, Vinci est un génie universel et un personnage énigmatique pour son temps et pour le nôtre. Artiste et scientifique, sa recherche expérimentale prendra peu à peu le dessus sur l'art. De même que la recherche est infinie, les œuvres de Léonard resteront pour la plupart inachevées.

Cette disposition explique son absence supposée de vie sexuelle : c'est la pulsion d'investigation (ou pulsion épistémologique, ou pulsion de savoir) qui vient en place de la pulsion sexuelle. Ce phénomène a dû se mettre en place dés la petite enfance, à l'age ou les enfants mènent une recherche qui reste sans réponse, celle concernant leur origine et celle concernant la différence des sexes.

A l'appui, quelques citations de Léonard reprises par Freud  [1]  :

«…on n'a pas le droit d'aimer ou de haïr quelque chose si on ne s'est pas acquis une connaissance profonde de l'être de cette chose. » (p.73)

« L'acte de la copulation et les membres qui y concourent sont d'une hideur telle que, n'étaient la beauté des visages, les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l'espèce humaine. » (p.67)

Léonard fut cependant accusé de sodomie et relaxé faute de preuve : il aimait en effet à s'entourer de jeunes garçons, ses élèves. Son allure et ses manières étaient raffinée. Végétarien par égard envers les animaux, il pratiquera pourtant des dissections de cadavres, assistera à des exécutions publiques pour saisir le masque d'angoisse des suppliciés. Officiellement ingénieur militaire, il aidera le Pape César Borgia à envahir la Romagne. Léonard est d'un caractère contradictoire et ambivalent. Le refoulement de toute sexualité et la sublimation [2] des pulsions sexuelles peuvent expliquer cette distance vis à vis des passions et de la problématique du bien et du mal.

Le détournement des pulsions sexuelles vers l'activité professionnelle est un phénomène courant. Freud trace le destin type des pulsions chez un enfant de 3 ans jusqu'à l'adolescence. Il reprend largement le texte qu'il a écrit deux ans auparavant : à propos des théories sexuelles infantiles, à tel point qu'on peut aussi considérer  un souvenir d'enfance… comme une illustration ou une démonstration de ce dernier texte, plus théorique.

Une lettre adressée à Jung, datée de 1908 :

«  Je peux vous révéler le secret. Vous rappelez vous ma remarque dans les Théories sexuelles infantiles sur l'échec inéluctable de l'investigation primitive des enfants et l'effet paralysant qui résulte de ce premier échec ? Relisez ces mots ; ils n'étaient alors pas compris aussi sérieusement que je les comprend maintenant. Or le grand Léonard qui était sexuellement inactif ou homosexuel était également un homme qui a tôt converti sa sexualité en pulsion de savoir et qui reste accroché à l'exemplarité de l'inachèvement. J'ai rencontré récemment son homologue (sans son génie) chez un névrosé.»

On voit là combien Freud relie théorie, clinique et psychanalyse appliquée à l'art.

Le processus de la création

L'ambition de Freud est grande. Après avoir écrit sur La Gradiva de Jensen   (1907) et  Le poète et l'imagination  (1908), où il s'attache à une approche psychanalytique des œuvres, il veut pouvoir traiter maintenant des auteurs eux-mêmes à travers leurs oeuvres. Pontalis : « il ne s'agira plus de découvrir le névrosé dans le créateur (la belle affaire…) mais de considérer le processus de la création sur le modèle de la constitution des névroses. » .

Freud recherche dans les productions de Léonard les traces de la constitution de son caractère. C'est là que surviennent des difficultés, car Freud joue dans sa démonstration simultanément sur trois domaines distincts :

« Il semble qu'il m'était assigné auparavant de m'intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l'esprit comme tout premier souvenir qu'étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue » (p.89)

Il s'agit selon Pontalis d'un « fantasme construit, rétroactif, plutôt que (d'un) souvenir inscrit, déposé, ce qui accentue son pouvoir révélateur. » Freud l'interprète selon la méthode inaugurée pour l'interprétation des rêves (1900) et en retire un matériau abondant sur la fellation, l'homosexualité masculine.

Freud triomphe lorsque Oscar Pfister lui signale en 1919 un détail du tableau qui semble confirmer son hypothèse : la présence d'une image devinette inconsciente , un vautour, symbole égyptien de la maternité, dans le drapé de Marie.


La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, vers 1510/1513 Paris, musée du Louvre

Croquis explicatif de la théorie de Pfister, reproduit dans le texte de Freud (Gesammelte Werke VIII, p.187)

Cela permet à Freud de lier à ses hypothèses sur l'homosexualité des éléments biographiques qu'il croit vrais, le tableau de Sainte Anne en tierce et sa passion pour l'Égypte ancienne. Les Egyptiens en effet, croyaient qu'il n'y avait pas de mâle chez les vautours, ce qui conduit à la création de la déesse Mout et à son pictogramme signifiant mère, que Freud rapproche de l'allemand Mutter. Freud soutient que Léonard avait nécessairement connaissance de cette légende car les prêtres la prenaient pour réalité et la citaient fréquemment pour justifier, par comparaison, le dogme de l'immaculée conception.

Malheureusement, ce détail est né d'une erreur de traduction entre l'italien Nibio (milan) et Geier (vautour). L'erreur est d'autant plus surprenante que Freud reproduit la version originale dans son livre et qu'il lisait couramment l'Italien.

Je laisse le plaisir au lecteur de découvrir par lui-même toute la complexité de la polémique qui s'est élevée entre les historiens et les psychanalystes, mais aussi entre les psychanalystes eux-mêmes, tellement gênés par cette erreur qu'ils ont attendus 1956, date de la parution de Léonard et Freud , de Meyer Schapiro pour s'en émouvoir publiquement. Pourtant, dés 1923, Mac Lagan fit paraître une première mise au point.

Quelle que soit l'importance que l'on accorde à la plus célèbre erreur de Freud, il ne serait pas freudien de la négliger. Aussi, je préfère interrompre la description forcément complexe de Un souvenir d'enfance …  « La plus belle chose que j'ai écrite » , confiait Freud, se lit comme un roman, et il ne convient pas de révéler tout d'une belle histoire. Je vous propose plutôt une clef en forme d'hypothèse pour une lecture de cette œuvre controversée, en laissant chacun juge de sa lecture personnelle.

Qui est l'auteur ?

En lisant le livre d'un auteur sur un autre auteur, on peut être amené à se demander qui est l'auteur. La question se pose de façon évidente lorsqu'un certain nombre de points commun aux deux êtres en présence se révèlent dans l'écriture. Enfin, lorsque le premier finit par mettre ses passions ou ses préoccupations personnelles avant celles du second, on peut dire qu'il ne s'agit même plus d'identification, mais de subversion du modèle-sujet (dans le sens de sujet d'un livre et non pas dans le sens de sujet psychologique).

On peut penser qu' un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci ait pour sujet principal Freud lui-même, Léonard ayant servi de support pour une œuvre par laquelle son auteur s'est exprimé, sans doute à son insu, et ce, de la façon la plus intime. Le vif plaisir que Freud a pris lors de la rédaction et son contentement du résultat, son aveuglement étonnant devant ses erreurs, chose exceptionnelle chez un homme d'une telle rigueur, tout cela le confirme.

Il y aurait d'abord eu identification. Et jusque là, Jones (biographe de Freud) est du même avis : « En effet, selon toute probabilité, les conclusions auxquelles aboutissait Freud avaient des rapports étroits avec sa propre auto-analyse et étaient par conséquent d'une très grande importance pour l'étude de sa personnalité » [5] . Pontalis montre en quoi la lecture du Roman de Léonard de Vinci de Merejkovski a pu influencer Freud dans le sens d'une identification par des phrases comme : un homme « qui se réveille trop tôt alors qu'il fait encore obscur » , etc. On peut aussi penser, à la lumière de découvertes plus récentes sur la biographie de Freud, que les analogies possibles sont plus grandes que celles liées à la confrontation de deux génies, à la sexualité « sublimée » par la recherche scientifique, et en butte à l'incompréhension de leur époque, nécessairement en retard .

Meyer Schapiro signale dans un autre article d'autres erreurs de Freud, analysant deux erreurs de Léonard [6] , il s'agit de la surprenante répétition de « à sept heures » au moment ou Léonard mentionne la mort de son père d'une façon aussi méticuleuse que ses comptes journaliers, en bon névrosé obsessionnel (selon Freud). L'interprétation freudienne va dans le sens de son portrait de Léonard : un enfant illégitime, l'absence du père pendant les premières années, son émotion refoulée lors du décès qui transparaît par la méprise.

Il faudrait plutôt y voir la précision d'un style hérité de générations de notaires, profession des Da Vinci. Dans la réalité, le père et la famille paternelle ont été très présents dés la naissance de l'enfant. La répétition du chiffre sept peut être mise en rapport avec la prémonition des problèmes d'héritage qui s'ensuivront effectivement sous la forme de procès, et la tricherie du père qui déclarait être âgé de 80 ans alors qu'il en avait 77. A t-il menti pour préserver Léonard de sa naissance illégitime ? On peut penser que le fils connaissait l'âge véritable de son père, sa répétition révélatrice concerne donc plutôt cet aspect.

Tout cela peut sembler insignifiant, mais il est surprenant que Freud n'ait pas préféré cette interprétation alors qu'il signale par ailleurs l'erreur sur l'âge du père et son âge réel de 77 ans (note p .150). Freud commet encore une erreur en déclarant que Léonard ne se compte pas parmi la fratrie.

Freud fut aussi un enfant illégitime et sa date de naissance fut volontairement avancée de quelques mois par son père de façon à masquer cette réalité. Si le père de Léonard eut quatre épouses, celui de Freud en eut trois, mais l'existence de la deuxième épouse resta cachée ou plutôt indirectement révélée à Sigmund lors du décès du père, Jakob Freud [7] .

On peut également rapprocher de façon fructueuse les longues interprétations freudiennes du fameux sourire de la Joconde, qui cristalliserait le souvenir d'une mère auquel Léonard aurait été enlevé vers l'âge de trois ans, avec la deuxième femme de Jakob Freud dont l'existence et le décès ont été escamotés. Ainsi de sa propre passion de collectionneur de statuettes, de la recherche d'un visage manquant, comme dans le bas-relief objet de la Gradiva [8] , ou trois femmes sont représentées dont une (la deuxième, comme la deuxième épouse du père) sans visage.

Freud semble s'approprier entièrement l'histoire de Léonard, en imaginant sa recherche d'une mère ou d'une femme idéalisée par la peinture, en insistant beaucoup trop sur sa naissance illégitime, en interprétant des erreurs et en commettant d'autres erreurs tout aussi révélatrices lors de ces interprétations. Il est surprenant que le travail de biographe effectué par Balmary, à la suite des éléments nouveaux mis à jour par Schur, Anzieu, Granoff, n'ait pas signalé ces éléments qui viennent confirmer la pertinence de leurs découvertes.

Conclusion

Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci est un livre curieux, et il est évident que ce trait n'a pas échappé à son auteur. Impossible cependant de savoir si l'importance qu'il lui accordait est liée à son contenu d'un point de vue :

Ce texte demande donc plusieurs lectures, et c'est précisément ce qui le rend si riche et si complexe. Les erreurs plus ou moins évidentes qui l'émaillent n'en réduisent pas la portée, bien au contraire, elles nous interrogent au second degré sur le processus de la création artistique, ce qui est finalement l'ambition même de l'ouvrage. Une part plus ou moins importante de l'œuvre d'art, mais aussi de toute œuvre, y compris scientifique, échappe en effet toujours à son auteur :

Une fois l'œuvre créée et soumise à un public, elle n'appartient plus à son créateur. Sa propre interprétation de l'œuvre ne vaut pas plus en fin de compte que celle du spectateur, et toutes les lectures sont différentes. Pour cette raison, l'ambition de ce livre reste irréalisable : nous ne saurons jamais quelle sont les raisons profondes, ou les conditions, de la constitution d'une œuvre car nous en faisons également partie en tant que spectateur : le sourire de la Joconde garde son mystère, il est en nous, autant que sur la toile. Ce livre de Freud nous enseigne ainsi - peut être malgré son auteur - que l'art ne peut être considéré par le thérapeute que comme une simple médiation.

Est-il besoin de préciser que la démarche freudienne constitue un contre-exemple de celle que l'art-thérapie préconise ? Et cela est vrai quelle que soit l'importance et la valeur que le thérapeute ou l'artiste accorde à la psychanalyse.

Le « Léonard de Freud » aura lancé un vaste débat qui se poursuit encore de nos jours entre les historiens de l'art et les psychanalystes, mais aussi entre les psychanalystes. Je n'ai fait que l'effleurer car il est fort complexe. L'importance de ce livre est telle que certains, en abordant le sujet Léonard de Vinci reconnaissent ne plus savoir s'il s'agit là du peintre ou du livre que Freud lui a consacré [9] .

Soulignons seulement que si Meyer Schapiro apporte son savoir d'historien dans ses mises au point, il retire aussi de la lecture de Freud une méthode psychanalytique qu'il applique dans sa pratique de chercheur. Il ne pourrait pas lui apporter de plus grand hommage.

©Benoit Hamot, 2001- 2005


 

[1] FREUD S. (1910)  Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, G.W.VIII

Traduction Française : Paris, Gallimard 1987, préface de JB Pontalis, p.73

[2] « La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés. (…) Dans la mesure où la théorie de la sublimation est restée, chez Freud, peu élaborée, la délimitation d'avec les processus limitrophes (formation réactionnelle, inhibition quand au but, idéalisation, refoulement) est, elle aussi, restée à l'état de simple indication. (…) L'absence d'une théorie cohérente de la sublimation reste une des lacunes de la pensée psychanalytique. » LAPLANCHE J / PONTALIS J.B. (1967) sublimation, in : Vocabulaire de la psychanalyse , Paris, PUF

[3] GREEN A. (1992) Révélations de l'inachèvement, à propos du carton de Londres de Léonard de Vinci , Paris, Flammarion

[4] SHAPIRO M. (1990) Léonard et Freud , in :  Style, artiste et société , Paris, Gallimard

[5] JONES E. (1955)  La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, tome II ,  Paris, PUF, p.78

[6] SCHAPIRO M. (1955) Deux méprises de Léonard de Vinci suivies d'une erreur de Freud, in : Style, artiste et société , Paris, Gallimard, 1990

[7] BALMARY M. (1979)  L'homme aux statues, Freud et la faute cachée du père , Paris, Grasset

[8] Il s'agit des Ménades dionysiaques (Musée du Vatican) dont une reproduction était placée au dessus du divan de Freud.

[9] « je me propose donc de revenir à Léonard - je ne saurai dire avec précision si je fais allusion au peintre ou au livre que Freud lui a consacré - à partir du carton de Londres. » GREEN A, op. cité p.13