Disparition programmée de l'objet.

Conséquences pour la pratique en art-thérapie.

 

Benoît Hamot (21 mai 2005)

 

I

Le long-terme de l'objet

« Gilgamesh

pourquoi cette douleur dans ton cœur

toi qui porte en toi la chair des dieux? » 1

Naissance de l'objet par le sujet

Des lamentations de Gilgamesh (premier texte connu) à l'institution de l'eucharistie, tous nos livres fondamentaux décrivent la violence à travers laquelle se forme l'objet. Il ne me semble pas utile de revenir sur le thème du sacrifice fondateur. La Théorie mimétique en rend compte avec précision. Tout au plus dois-je rappeler, de façon synthétique, à quel moment les objets apparaissent dans ce cadre posé.

La vie animant nos corps, naturelle, coulant dans nos veines comme l'eau s'anime en descendant les pentes, formant des ruisseaux, découpant le paysage pour le rehausser de reflets dans lesquels il se mire, ne pose aucunement la nécessité d'une représentation. Le corps de l'autre, chaud et vivant, se possède directement, dans l'amour ou le travail. Il sème ou s'ensemence, enfante, récolte et mange, défèque. Les excréments sont les premier objet, les premières traces que les prédateurs recherchent, reniflent, à la recherche d'indications sur leurs proies. L'hominien, fragile, enterre ses excréments pour se protéger, pour cacher sa présence vivante.

A ce stade, peut-être s'agit-il encore d'un animal rusé, peut-être a-t-il déjà pris conscience de sa finitude, de la mort qui l'attend ? Et lorsqu'il enterre pour la première fois les cadavres de ses proches, est-ce pour s'éviter le spectacle désolant du repas charognard ? A vrai dire, nous n'en savons rien. Mais nous savons certainement que cet acte implique la conscience et la crainte d'une mort prévisible. Conscience qui le fait Homme.

Ce qui semble évident ne l'est pas : à la recherche du mystère humain, les primates, considérés comme des cousins pour des raisons morphologiques, nous montrent assez leur ignorance du fait létal. Pas d'enterrement ni de funérailles chez les primates. Ce qui provoque la rupture du lien entre une mère et son enfant mort, parfois après plusieurs jours pendant lesquels la guenon cherche à animer le petit corps, comme un enfant humain sa poupée, c'est la puanteur trop forte du cadavre en décomposition. Alors, brusquement, plus rien n'existe. Le corps est délaissé, parfois même, il se transforme en nourriture pour la mère. Nous aussi, avons commencé notre carrière de carnivores en récupérant les restes abandonnés sur les charognes...

Les éléphants nous ressemblent plus. Ils traitent leurs cadavres au cours de véritables cérémonies de deuil, les couvrent de ce qu'ils peuvent trouver, puis dispersent leurs ossements blanchis à travers le territoire. Le mythe d'Osiris trouve là une application concrète, bien avant la dispersion de reliques chrétiennes à travers les multiples paroisses. Le morcellement des corps sanctifiés a des antécédents dans le mythe et en éthologie animale.

L'intelligence des éléphants nous est connue, elle est faculté de mémoriser, liée à une élaboration sociale. Attachement et solidarité vont de pair dans la société éléphantine. Mais leurs corps se prêtent mal à l'élaboration d'outils, c'est le moins que l'on puisse dire. Ainsi dépourvus de moyens, ils n'enterrent pas malgré une forme d'intention exprimée en ce sens.

Notre premier outil est le bâton à fouir. Il porte en germe l'acte d'enterrer, puisqu'il s'agissait d'effectuer l'opération strictement inverse, symétrique. Mais ni cet outil ni ceux qui le suivront – choppers, bifaces, flèches….- ne sont des objets dans le sens littéral. Ob-jet : ce qui se relève après avoir été jeté dessous : le sub-jet. Le premier objet, c'est la stèle surmontant le cadavre enterré, premier sujet. C'est la statue qui vient en place du corps mort, disparu, recouvert. Le premier objet se distingue de l'outil, qui est simple prolongement du corps, prothèse fonctionnelle. L'objet appartient à l'art, il n'est pas technique bien que faisant naturellement appel à des techniques d'élaboration.

Art sacré, premiers dieux

Les statues, dans le sens large et profond dégagé par Michel Serres 2 , sont des dieux. Ou plutôt, elles sont ce qui existe en place de leur inexistence, c'est à dire là où un corps humain particulièrement important se défait, disparaît. Il ne s'agit pas, à l'origine, de n'importe quel corps en effet, mais de celui qui apporte la paix par sa disparition, par ce véritable miracle cesse la peste, la panique, la crise mimétique qui emportait la communauté vers une mort collective. Au contraire, cette mort particulière ouvre à la vie du groupe, mais aussi à l'appréhension même de la mort.

Les statues signalement le lieu du paradoxe humain. Elles ne peuvent dés lors se révéler utiles au sens premier (uti : se servir de) - que faire d'un paradoxe ? Mais elles sont néanmoins indispensables. C'est autour d'elles que la communauté se rassemble, se ressource, s'accorde un sens, s'accorde tout simplement, pour vivre ensemble.

Peu à peu, chaque homme aura droit à sa statue, et non plus seulement le Pharaon ou tel autre chef divinisé. Chacun devient un dieu, en mourant, à travers sa statue : ces trois pierres plantées sur la tombe africaine ou son portrait photographique, encadré et posé sur le manteau de la cheminée européenne, ce lieu qui donne son nom à la communauté elle même, qui souffle les cendres du foyer vers le ciel.

Peu importe le support, la technologie, le lieu et les usages liés aux statues. A constater l'émoi suscité par la distribution de portraits photographiques dans des contrées qui les ignoraient, on mesure la valeur du choc : il s'agit d'une opération de déification ou de mort. Fixé sur la matière inerte, le corps peut-il encore vivre ? Transformé en objet, le corps est-il adorable, immortel, transcendé ? Comment lier les termes du paradoxe ?

Beaucoup peut être dit sur des pratiques qui couvrent la presque totalité de notre Histoire, et ce serait faire preuve de légèreté que de les ignorer dans une pratique qui prétend témoigner de nos profondeurs, quelle que soit la nature du terreau et des racines en question. La modernité à laquelle participent les art-thérapeutes contient nécessairement les conditions d'apparition de l'objet.

Mais force est de constater aussi la prolifération d'objets de plus en plus anodins, d'images emballant toute matière, de la moindre céréale nourrissante aux joujoux les plus utiles ou inutiles. Comment reconnaître encore le visage d'un dieu parmi ces produits ? Parlez en aux designers ! Vous les ferez rire… Impossible assurément, de déceler la continuité du sacré dans la prolifération d'objets de consommation qui caractérise notre civilisation. Alors comment en sommes-nous arrivés là ?

 

II

Renversement des idoles

« Va

Parcours le ciel et les espaces légers de l'éther

Va témoigner partout où tu iras

Que les dieux n'existent pas. » 3

Disparition des dieux

Ces derniers vers du Médée de Sénèque (4 – 65 ap. JC), tragédie tardive, relatent une destruction totale. Ils témoignent aussi d'un état d'esprit préparant l'efflorescence de sectes nouvelles, dont le christianisme. Il est notable que Sénèque ignorait l'influence chrétienne : les accusations portant sur le potentiel destructeur du christianisme vis à vis des croyances antiques sont infondées. Il est possible cependant de déceler une influence judaïque sur la sphère d'influence grecque (ce qui fait l'objet de recherches fondées), mais à ce moment là, il faudrait aussi prendre en compte l'influence égyptienne sur le judaïsme, notamment à travers le personnage double Akhenaton-Moïse 4 . Tout cela nous entraînerait bien loin, aussi, limitons nous aux conséquences observables dans cette seule tragédie remarquable.

Les dieux et les rites associés sont littéralement pris à rebours par Médée. Ainsi du mythe le plus connu, celui d'Osiris. Médée est une Isis inversée, elle déchiquette son propre frère pour retarder les poursuivants, parmis lesquels, son père. Elle détruit, trompe et tue jusqu'à ses propres enfants : tous actes bien connus des mythes, sauf qu'il s'agissait alors de dieux ou de héros, ces acteurs du désordre et de l'ordre retrouvé. Il ne s'agit pas non plus de l'archétype de la sorcière malfaisante : agissant de la sorte, elle dit l'horreur du mythe, elle en montre l'humaine réalité. L' Antiquité explose littéralement par ce défoulement qu'aucun rituel ne contrôle plus.

C'est son mari détruit, effondré au milieu des ruines qui lui lance cette dernière réplique : « Va témoigner partout où tu iras, que les dieux n'existent pas. » Etonnamment, Médée n'est pas destinée à s'enfoncer dans le lourd magma de l'enfer, mais à parcourir « le ciel et les espaces légers de l'éther. » Nulle force ne s'oppose à la révélation terrible de la violence effrénée, puisque « les dieux n'existent pas. » Le paradoxe sacrificiel qui transformait le crime en vertu ne fonctionne plus. Médée règne et parcours le monde visible, annonce le triomphe de la violence.

Ce sont non seulement les hommes qui s'opposent à elle, mais aussi toutes les statues qui sont jetées à terre, brisées. Fin de l'Antiquité. Les cités seront recouvertes par le limon du temps, la place est nette, nettoyée par la barbarie.

Sur ce terreau incertain grandit le christianisme, s'accroche comme une herbe tenace le judaïsme, malgré la répression qui commence, impitoyable, cinq ans seulement après la mort de Sénèque (destruction du temple en 70.) Ce sont des religions sans objets, sans tombeaux, puisque le nouveau fondateur n'en possède pas plus que Moïse. Ces cadres institutionnels et idéologiques nouveaux construiront bien des cathédrales, des villes, des œuvres d'art, mais ce sera toujours sur la base d'un malentendu : le style roman se veut romain, la Renaissance en appelle à l'Antiquité, comme l'Empire. Sans le savoir, les peuples concernés disent et construisent pourtant tout autre chose…

Il n'est pas possible d'embrasser d'une phrase toute la création artistique des temps modernes, mais convenons cependant que la statuaire en tant que représentation d'une idole, objet d'adoration, occupe désormais une place à ce point marginale qu'elle peut être négligée. L'art s'intéresse aux relations entre les dieux, les saints, les héros et les hommes, mais ces relations deviennent de plus en plus celles des hommes entre-eux. L'art s'associe alors étroitement à la recherche scientifique, accouchant peu à peu des sciences dites humaines. L'anthropologie générale de René Girard est enracinée dans l'analyse littéraire et théatrale.

Action et représentation ne font qu'un. L'œuvre témoigne d'un acte créateur, ce qui nous a conduit à l'extrême opposé de la situation archaïque, caractérisée par l'anonymat des fabricants d'idoles. L'artiste se pose désormais en démiurge, il est ce "créateur" admiré par les foules. Voilà le retour des faux-dieux et d'une adoration mal orientée.

Disparition des mythes

Il s'agit bien, avec cet engouement suspect pour la personne de l'artiste, du dernier des mythes. Il est encore tenace, et les art-thérapeutes se trouvent confrontés à chaque séance à cet obstacle s'il s'agit d'un public adulte et occidental. « Je ne suis pas Van Gogh » ou « c'est du Picasso »… nous aimerions leur dire que lorsqu'ils parlent, personne ne songe à les comparer à je ne sais quel orateur célèbre. Tout le monde parle. Tout le monde peint ou dessine, il suffit de saisir l'occasion de le pratiquer.

Mais ce serait prendre nos désirs pour des réalités… car la parole ne crée justement pas d'objets. L'objet se dresse entre le spectateur et l'artiste, il encombre ou facilite, influence, dirige toujours la relation dans un certain sens. Ce sens, c'est celui de l'objet lui-même. Quel est-il? Est-il surdéterminé? Modeler, peindre ou dessiner une statue - dans le sens général du mot statue, ici entendu - c'est toujours évoquer un cadavre. Ci-gît… Van Gogh ou Picasso. Ce ne peut être moi, puisque je suis vivant.

Le travail de l'art-thérapeute s'adresse directement à la mort, il faut le savoir. Il permet d'élever des stèles au-dessus de ce que nous avons enfoui, pour en signifier l'emplacement, non pour le révéler. La nuance est importante et conditionne ou limite surtout toute interprétation : notre rôle n'est pas celui du profanateur de tombeaux.

Nuance subtile : la statue re-présente. Nous avons donc affaire doublement à un présent. Notre action se limite évidemment au présent, au vivant. Nous n'allons pas, comme les psychanalystes dogmatiques attachés aux erreurs freudiennes, à la recherche d'un cadavre enfoui, afin de l'accuser de maux imaginaires qui nous permettrons de l'expulser une seconde fois. Nous n'utilisons pas les facilités du procédé cathartique, c'est à dire sacrificiel, car il repose toujours sur une forme de méconnaissance. Nous voulons connaitre, nous restons enracinés dans un présent qui se révèle en apparaissant. Comme le scientifique, nous sommes attachés à ce qui apparait, au phénoméne.

Il ne s'agit pas ici d'entrer dans le détail, ni dans la description de ce qui apparait, car la forme est sans cesse renouvelée. Toute oeuvre d'art est unique: c'est là tout l'intérêt de notre démarche. Mais il est aisé de constater que la forme sous laquelle se déroule toute séance est orientée par trois pôles organisateurs, constants: l'objet, l'artiste, le thérapeute. Ils jouent le rôles d'aimants ou de masses principales, qui s'attirent les unes par les autres en vertu d'une force fondamentale, comparable à la gravitation universelle (et autres forces que la thermodynamique précisera en fonction des objets étudiés). Dans l'ordre des relations humaines, il s'agit du mimétisme universel.

Ainsi, tout ce que nous savons a priori se limite à ces données: trois masses (l'artiste, l'objet ou oeuvre, le thérapeute ou spectateur) attirées ou repoussées par une force, qui dans l'ordre des relations humaines est le mimétisme. Ce qui apparait en dépendra.

 

III

Emergence des relations

« amèn amèn je vous dis

s'il ne tombe pas dans le terre le grain de blé

et s'il ne meurt pas

alors il reste seul

mais s'il meurt

alors il porte beaucoup de fruit » 5

Repérer la fascination

Cependant, le cadavre exerce toujours une fonction fascinante, que l'objet révèle. A l'origine, l'objet n'est modelé que pour lui, les premiers objets d'art sont des crânes surmodelés. Mais en formant ses statues, l'Humanité ne cherche pas à se noyer dans la fascination du corps mort ou de la mort en soi, mais bien au contraire, elle tend à s'en libérer. Dans cet effort, elle utilise une force positive, orientée vers la vie, que le cadavre émet jusqu'au travers de la terre (littéralement dans le cas de Thérèse d'Avila.) Il s'agit d'un double mouvement contradictoire, forcément complexe. Notre travail consiste avant tout à savoir démêler ces flux divergents. Si un thérapeute ne sait pas les discerner, il est incapable d'exercer, il ne peut en aucun cas se prétendre thérapeute, quelle que soit la technique ou l'école dont il se réclame.

Peut-être existe-il encore de ces psychologues inconséquents, très fiers d'avoir découvert tel cadavre pourrissant au fond de la cave de « l'inconscient » et jugeant leur travail ainsi achevé. Cette découverte, dans le cas où ce cadavre a bien été caché, peut constituer une étape importante, certes, mais elle n'est qu'un préalable : que faire de cette chose innommable ? De plus, méfions-nous des mythes, y compris de ceux que la psychanalyse à élaborés. Obtenir la guérison par le dévoilement et l'expulsion d'un être mi-réel, mi-imaginaire, voilà bien un exemple de mythologie rance, hâtivement réchauffée pour les besoins de la cause: toute mort crée naturellement de tels objets, réels (le cadavre, la tombe) et imaginaires (son âme, son fantôme, son esprit...)

Le psychanalyste dit : il s'agit de nommer ce qui est caché dessous la terre. L'art thérapeute travaille dés le début à son relèvement, à son ob-jection : objet. L'œuvre d'art n'est donc pas simple re-présentation, retour du même, imitation, elle contient une force qui émane de la terre elle-même. La glaise ou le pigment sont une métaphore du corps informe, dissout, liquéfié ou pulvérisé. La force exercée est contenue par la forme. Cette forme est lisible et invite à la parole, à l'émotion, elle est porteuse de feuilles et de fruits, elle s'habille et se complète dans un bain relationnel.

Bien sur, il ne s'agit pas d'affirmer la supériorité de l'art-thérapie sur toute autre méthode, par l'effet « miraculeux » de l'œuvre, comparée à cet arbre immense, apparent, planté au dessus de cette graine infime, disparue. Là encore, ne confondons pas nos désirs avec la réalité… Les psychanalystes, pas plus que les artistes, ne croient en la réapparition intacte du « refoulé », de l'essence d'une situation donnée, qu'elle soit souvenir ou actualité vécue. Le rêve, le souvenir ou la peinture "sur le motif" est une création, un récit, une fiction.

Toute les méthodes, y compris les plus directes, les plus immédiatement placées dans le présent relationnel (comme la théorie de la communication de l'école de Palo-Alto) travaillent à partir d'une œuvre, d'images, fussent-elles transmises par la parole. Car quand nous parlons ou écrivons, nous créons des images chez notre interlocuteur ou notre lecteur. L'univers dans lequel se déroule la cure se réfère, s'oriente toujours par rapport à des objets, les objets sont partout, but ultime, point de fuite du désir, pierre d'achoppement, clef de voûte ou scorie. Mais ces objets sont appelés à disparaître, à se fondre, à se dissoudre dans un flux relationnel : ce dont il s'agit.

Dissoudre, délier

La mort elle-même est une opération de dissolution, de déliaison. Comme le passeur Charon, le thérapeute accepte en conscience de recevoir une pièce de monnaie, qui occulte sa bouche, pour le maniement de sa barque sur l'Achéron, en ces eaux troubles et mouvementées… Comparaison pratique, qui peut nourrir son homme, mais qui est aussi plus sérieuse qu'on ne le pense.

La mort : ceux qui viennent demander de l'aide en sentent déjà la présence avant de franchir le seuil, sinon, ils ne viendraient pas. Mais il ne s'agit pas obligatoirement d'une mort physique, corporelle, définitive pour l'incroyant. Ce peut être « un blanc », un « passage à vide », une angoisse définie ou pas.

La formation d'objets, d'images, favorisée par la technique employée quelle qu'elle soit, n'est pas un but en soi parce qu'elle n'est pas thérapeutique en soi, loin s'en faut. Il s'agit au contraire de desceller cette pierre d'achoppement, de déceler ce modèle-obstacle matérialisé par l'oeuvre afin de le délier, de le payer, de le soudre ou dissoudre : tous verbes provenant de solvere. Il faut le rendre solvable, il faut lui payer son dû, afin qu'il disparaisse.

C'est ainsi que se rétablit un flux ou la continuité du temps. Il s'agit là encore de passer de la discrétion à la continuité. Discret  : c'est l'objet. Continu  : c'est le temps. Discret  : l'idole ou le fétiche. Continu  : le royaume de Dieu des croyants, l'éternité, la liberté, la délivrance…

Je n'ai jamais compris le sens de ces mots « psy » qui construisent des phrases toute prêtes du genre : « travail du deuil », « lâcher prise ». Peut-être désignent-ils cette perspective de reconnaissance des objets, puis de dépassement? Mais il n'y a pas de "travail du deuil" puisqu'il n'y a rien à expulser qui soit placé dans le passé: le présent est tout, il faut "laisser les morts enterrer les morts" et se tourner vers le présent de la vie. Il n'y a pas non plus d'objet du désir à découvrir sous la poussière accumulée, il n'y a que des relations, présentes. L'objet est voué à disparaitre, à se dissoudre, par entropie. Le nuage une fois effiloché, il reste le vent, le mouvement qui l'a conduit à naître, et puis à disparaître.

Notre métier consiste à révéler cet invisible, qui crée, déforme et détruit toute forme visible.

©Benoit Hamot, mai 2005

 

1 Anonyme (environ -2400) L'épopée de Gilgamesh, Berg International Editeurs. Traduit de l'arabe par Abed Azrié, 1979, p.158

2 SERRES M. (1987) Statues - Le second livre des fondations , Paris, Flammarion

3 SENEQUE, Médée , Théâtre complet, vol.II, tr. Florence Dupont, Paris, imprimerie nationale, coll. le spectateur français, p.90

4 ASSMANN.J.(1998)  Moses der Ägypter , Entzifferung einer Gedächnisspur , München, Karl Hansen Verlag, 3è éd.: Frankfurt, Fischer Verlag, 2001

5 Jn 12, 24, traduction de Claude Tresmontant, Paris, O.E.I.L., 1984