Les racines sacrées de la monnaie
Eléments pour la compréhension des pathologies liées à l’argent.

Benoît Hamot

 

Cet article est issu d'une conférence donnée à l'IREMA. Il résume ce qui sera précisément développé dans deux essais en cours d'édition . A cette recherche anthropologique de fond s'ajoutent quelques considérations sur une attitude thérapeutique possible, ses enjeux.

a.     Argent et monnaie

Les comportements liés à l’argent dépassent les purs mobiles économiques. Freud révéla les rapports entre la monnaie et les excréments, la mort, le mal, la sexualité et "l’avidité première des nourrissons". La monnaie est aussi un sumbolon ou signe de reconnaissance : aspect principalement retenu par Françoise Dolto pour défendre le principe du paiement symbolique inaugurant la cure. Elle est également fétiche, jeton d’un jeu de hasard, chiffre enfin : seul aspect retenu par les économistes. Cette acceptation dernière pourrait laisser croire que la monnaie acquiert des formes de plus en plus abstraite, pour finalement se dissoudre dans la vie économique : elle deviendrait cette huile qui permet aux rouages de fonctionner.

Mais la monnaie compose depuis toujours une histoire parallèle à l’argent. Le fait est connu : les parallèles ne se rencontrent que virtuellement, à l’horizon. Autrement dit, cet objet normalisé ou étalonné, dont la valeur est reconnue par l’ensemble d’une communauté donnée, n’a pas toujours servi les échanges économiques. Par contre, la comptabilité, origine de tous les systèmes d’écritures, s’enracine bien évidemment dans les échanges économiques. Une précision terminologique s’impose alors. Par monnaie, j’entend ici un objet concret, matériel, qui circule dans le corps social. Par argent, j’entend toutes les formes de supports permettant d’effectuer des échanges ou de mémoriser un avoir. L’argent comprend les écritures comptables, c’est à dire des chiffres immatériels qui peuvent ou non être monétisés par la suite. Le terme d’argent, bien que distinct, englobe généralement celui de monnaie économique.

La première forme clairement identifiée, intermédiaire entre ces deux termes, est le calculi. Ces cailloux modifiés ou scarifiés circulèrent pendant le néolithique moyen-oriental. A Sumer, ou le prêt à intérêt commence à se pratiquer, les calculis sont scellés dans des bulles de glaise pour former des ensembles. Un calculi particulier sert de tampon imprimant un sceau à l’extérieur de la bulle, identifiant un des partenaires de l’échange. Petit à petit, les calculis disparaissent au profit des seules empreintes, ce qui permet d’étaler la glaise, qui devient tablette. Les divers tampons de pierre sont remplacés par un stylet en roseau taillé. C’est ainsi que naquit l’écriture cunéiforme.  calculi, JEAN G. (1987) L’écriture mémoire des hommes, Paris, Gallimard, p.12 calculi, JEAN G. (1987) L’écriture mémoire des hommes, Paris, Gallimard, p.12

Avec les calculis, il ne s’agit pas de monnaies proprement dite, mais d’aides-mémoire, comparables au sumbolon grec : un tesson de poterie coupé en deux, permettant à deux personnes de s’identifier avec certitude. Cette pratique continue à exister dans des situations de clandestinité, en déchirant un billet de banque (ou coupure) en deux.

Retenons que ces objets concrets sont à l’origine des mots symbole et calcul, et de leurs dérivés. Le calcul rénal a conservé intacte l’idée d’un cailloux dur, contenu dans le corps plastique de l’homme (qui se dit en hébreu adama : le glébeux, fait de glaise).

Une particularité essentielle de la comptabilité apparaît déjà. Elle deviendra une forme de mesure des rapports et de l’appartenance sociale : le zéro trace la frontière entre solvable et insolvable, entre inclusion ou exclusion vis à vis du corps social. Le terme même de solvable évoque cette capacité d’un élément à s’intégrer dans un milieu liquide.

Solvable et soluble ont la même origine, le latin solvere : payer, résoudre, dissoudre, disjoindre. On voit là exprimé avec une certaine force ce qui va être développé maintenant. Cela peut être annoncé ainsi : en disjoignant le corps de la victime sacrée, en le dissolvant dans la communauté, on peut résoudre les problèmes de cohésion sociale et payer les participants à la cérémonie : voilà la solution sacrificielle et monétaire.

b.     Origine de la monnaie

De simples cailloux ne peuvent constituer des monnaies : ils sont d’une part trop aisément falsifiables, d’autre part, ils ne peuvent incarner une valeur universelle. Projetons-nous un instant vers –650, en Grèce, qui élabore les premières pièces de monnaie. Le commerce n’existe pas vraiment, il consiste à distribuer des biens conquis par la guerre, ou à effectuer quelques échanges de service intra-communautaires, très réglementés. Quel objet peut constituer l’Etalon apte à mesurer la valeur dans ce contexte ? Le terme même d’Etalon nous met sur la piste.

Dans la langue d’Homère, c’est le bœuf qui occupe cette position. La trace en est restée dans le terme pécuniaire, de pecus : bétail. La langue grecque autorise même une forme adjective du substantif. On peut lire ainsi d'une femme qu'elle est quatrebœuf : adjectif qualifiant sa valeur. Cette inscription du bœuf dans la langue elle-même indique la profondeur de son enracinement comme signifiant de la valeur. Benveniste associe directement pecus à la notion de valeur.

Ainsi, il ne fallait pas posséder quatre vrais bœufs pour acheter une femme de cette valeur.... Les économistes confondent souvent unité de valeur et moyen d'échange. Il est bien évident que le commerce, qui se pratique notamment par mer, ne s'est jamais encombré de troupeaux, encore moins de viande périssable pour effectuer des achats. Le bœuf est une valeur universelle du monde méditerranéen parce qu’il est l’objet d’un rituel au terme duquel l’animal est sacrifié, parfois en masse comme dans le cas des hécatombes pratiquées à la francisque. La viande est alors partagée par des fonctionnaires attitrés, nommés parasitos (origine de parasite)

Les broches métalliques utilisées pour rôtir et répartir la viande se nomment obolos. Ce sera aussi le nom des pièces de monnaie de base, à venir, et ce terme donnera le français obole. Cet objet effilé est la première forme de monnaie grecque connue, avec les tridents, les coupes : tous objets utilisés lors des repas communautaires et qui, de par leur forme, ne semblent pas adaptés au transport et aux échanges. En vérité, ces monnaies n’ont aucun rôle économique dans le sens où nous l’entendons, sinon dans les relations que le citoyen entretient avec ses dieux, par l’intermédiaire d’une caste de prêtres confondue avec le Pouvoir. Et le terme même de monnaie provient du temple dédié à la déesse Junon Moneta, dans lequel était frappée la monnaie romaine. De nos jours encore, la plupart des bourses internationales reprennent la forme classique de ce temple.

La broche est une forme monétaire essentielle, qui prendra une forme décorative en bijouterie car elle servait aussi à retenir les toges. Pour un grec de cette époque, si la tragédie d’Œdipe commence par ses pieds percés (d’ou son nom) et s’achève par ses yeux également crevés avec un obolos, c'est pour le désigner en tant que victime sacrificielle. Freud s’est manifestement trompé dans son interprétation du mythe.

Nous savons que le sacrifice humain est une constante de l’humanité. La chasse de grands animaux inhabituellement consommés, ce dont l’art pariétal rend compte, puis la domestication de certains de ces animaux, ne peuvent s’expliquer qu’à travers la nécessité d’obtenir des substituts sacrificiels aptes à remplacer la victime humaine fondatrice. Toutes les sociétés humaines se constituent d’abord, puis s’organisent ensuite autour du lynchage collectif d’un individu qui acquiert ainsi l’importance d’un dieu, d’un ancêtre fondateur.

La victime sacrificielle est le premier support de transcendance, d’où dérive la symbolisation, qui est mémorisation, à travers des traces substantielles tirées de son corps, puis substitution de ces traces par des symboles proprement dit. De l’acte sacrificiel découle également l’appréhension de la vie et de la mort, de l’existence de soi et de l’autre, de l’appartenance à une communauté et à une culture. La monnaie des origines, le premier ciment universel assurant l’indispensable cohésion sociale, est une portion de chair humaine distribuée au cercle des lyncheurs.

La monnaie, entendue dans ce sens élargi, existe donc depuis les origines. Bien entendu, toutes les formes monétaires sans exception doivent être prises en compte pour confirmer cette hypothèse. Il s’agit de relier l’acte fondateur hypothétique de notre humanité et les formes modernes par lesquelles nous appréhendons aussi bien l’argent en tant que tel que l’individu, en relation étroite avec les pratiques sociales dont il dépend. Il s’agit d’établir des continuités.

aes signatum (-300)nomos ou didrachmes : Dionysos armé d’un trident et bœuf -480)
La grande tortue de mer fait partie des substituts sacrificiels recherchés dans l’île d’Egine où furent frappées les premières pièces de monnaie connues. Le poinçon carré au revers indique une division et sans doute un nombre. En Chine, la grande tortue est également sacrifiée et consommée rituellement, et ses écailles servent à inscrire les premiers caractère qui servent à la divination. La première monnaie romaine consiste en ces plaques de bronze sur lesquelles figurent de grands animaux.

Le didrachme signifie littéralement deux poignées, c’est à dire deux poignées d’obolos. Un drachme, une poignée comprend six obolos. Le trident est une arme et aussi une broche multiple. Il servit à ce titre de monnaie, sans doute est-ce pour cela que Dionysos, celui qui divise et rassemble la communauté, brandit un trident sur la face de la pièce?     

  Athéna, boeuf et déesses (-280)statère parisii, cheval disloqué (-50)

Plus tard, l’artifice des déesses ailées, origine probable des banderilles, viendra attester des qualités sacrées de l’animal en évitant d’évoquer le sacrifice. Un statère Parisii reprend l’idée de division d’un corps sacré et de rassemblement consécutif par le souffle. Si l’échassier des monnaies Lémovices ou les déesses volantes grecques ont disparu, l’aile et la relation au divin demeurent. Ce thème peut être mis en rapport avec le mythe égyptien d’Isis et d’Osiris.

Les dieux figurent sur les monnaies bien avant les souverains, ils servent à spécifier le caractère sacré de l’animal immolé avant tout. Le rôle important joué par le sceau, le marquage par l'Etat qui garantit l'authenticité et la valeur de la monnaie trouve logiquement son origine dans le marquage des animaux destinés au sacrifice. Il a pour but d'attester de leur qualité de substitut. Ainsi, la marque imposée sur les animaux sacrificiels en Égypte représente un homme agenouillé, attaché par les poignets reliés dans le dos à un pieu, un couteau sous la gorge.

Notons au passage que le didrachme se dit aussi nomos, terme qui signifie aussi : l’ensemble des lois et des usages sociaux. Nous y reviendrons.

 couteau chinois, PRICE M.J. (coll.) (1983) Monnaies du monde entier, Paris, Bordas, p.296-297bêche (Chine), PRICE M.J. (coll.) (1983) Monnaies du monde entier, Paris, Bordas, p.296-297hachette inca (xiquipili, 1500), AMAUDRY M. (coll.) (2001) hachette, Dictionnaire de numismatique, Paris, Laroussebêche chinoise version 2 bêche chinoise version 3

francisque (50 centimes 1941)  bâton de maréchal auquel sont attachées 2 haches

Les obolos, francisques et tridents grecs ont leur équivalent précolombien - hachette de sacrifice - ou chinois - couteau, bêche. Les dérivés de la bêche prennent peu à peu une forme humaine, masquant le sacrifice initial, selon un processus de masquage ou de refoulement général. Le caractère régressif de certaines périodes de l’histoire est  bien frappé dans le métal. « Fascination vient du verbe latin fascinere qui signifie lier, ou envoûter. Il est de la même famille que fascis qui décrit un fagot de branches liées entre elles. Le symbole de l'autorité romaine était un fasces, un fagot de branches liées autour du manche d'une hache dont la lame dépassait. C'est de cette racine que vient le mot fasciste. »[1]

Cela pourra être mis en rapport avec ce que nous savons sur l’importance de la fascination dans les conduites addictives. Ce qui fascine et révulse dans le fascisme, c’est bien la franchise avec laquelle la violence est montrée, magnifiée, justifiée.

manille anglo-africaine (modèle Birmingham  monnaie de culte (Tibet)

Le commerce triangulaire vit réapparaître les manilles, fabriquées en France et en Angleterre. Il fallut les enlever de force des marchés nigérians, qui les utilisèrent jusque dans les années 50. Ces entraves ou bracelet scellés par un coup de burin valaient l’esclave qu’elles enchaînaient. Cette monnaie fut utilisée d’abord dans l’Antiquité. Voici également quelques monnaies de culte tibétaines, assez évocatrices.

Obolos, hachettes précolombiennes, couteaux ou bêches chinoises, francisques grecques, manilles antiques et africaines, reliques, os, dents de cochon ou de chauve-souris en Océanie… sont des monnaies étranges qui jalonnent un évolution lente, mais toutes découlent directement du sacrifice. Cette évolution comporte cependant une ligne de brisure au seuil de notre ère. Comment des marchands ont-ils pu utiliser des objets liés au culte pour échanger des biens profanes ?

c.      La question sociale et idéologique

Si ce sont bien les idées qui font l’histoire, et non l’inverse, il devient indispensable de considérer les idéologies en présence pour répondre à une telle question. Il est évident que cette utilisation profane d’objets sacrés implique un certain désengagement religieux. Il apparaît aussi que les communautés marchandes ont en commun certains traits : généralement, le commerce et la finance sont entrepris par les minorités en marge des grands empires. Parsis en Inde, arméniens dans l’Empire ottoman, juifs et protestants en Europe, forgerons, tisserands ou certaines ethnies nomades en Afrique. Cette marginalité implique un désengagement idéologique, une distance par rapport aux principaux rituels. Elle éclaire aussi le fait suivant : manier la monnaie pour en vivre est considéré comme une déchéance, un péché.

L’occident supporte depuis Aristote l’idée que « l’argent ne fait pas de petits ». Jusqu’en 1830 une législation canonique condamne le prêt à intérêt. Les juifs y sont souvent réduits depuis l’instauration du fiscus judaïcus qui suit la destruction de Jérusalem en 70. Cette mesure discriminatoire par l’impôt ne cesse pas, car selon l’Église catholique de ce temps, les juifs déicides étant damnés de toute façon, ils ne risquent rien à entretenir ce contact permanent avec l’argent et l’intérêt, interdit aux chrétiens.

Il devient alors intéressant de questionner en particulier la pensée judaïque, puis chrétienne. Elles peuvent nous renseigner sur la formidable mutation effectuée entre les mondes antiques et modernes. A vrai dire, les évangiles la décrivent très précisément, en commençant par rendre à César ce qui lui appartient. Le scandale provoqué par les propos de Iéshoua (Jésus) et la violence faite aux marchands du temple sont compréhensibles, si l’on veut bien se souvenir que c’est toujours le temple qui frappe monnaie, qui collecte l’impôt, et que le souverain n’apparaît sur la monnaie qu’en tant que dieu. Le premier temple de Jérusalem a été construit sous Darius, empereur Perse, et lui sert d’instrument fiscal. Il s’agit de collecter l’impôt, prix de l’indépendance relative du royaume de Juda. Du point de vue religieux, ces marchands du temple sont des changeurs de monnaies, rétablissant en quelque sorte l’équivalence entre les substituts animaux sacrifiés dans l’enceinte du temple et les monnaies.  Mais comment se fait-il alors que la face du souverain soit si souvent représentée sur les pièces ?        

Alexandre le Grand (-330)

Le souverain, n’apparaît qu’en tant que dieu. Ici, Alexandre porte les cornes du bélier Ammon, et la figure d’Athéna illustre le revers. De même, Cléopâtre apparaît parée des attributs d’Isis, Ptolémée II avec la couronne d'éclairs de Zeus. Mais ce sont surtout les signes distinctifs des animaux sacrés qui sont portés par les rois. A l’origine, le roi est une victime sacrificielle en sursis[2]. Il règne pendant un temps déterminé pendant lequel il jouit de privilèges. Ils consistent à ne pas respecter les interdits très précis qui encadrent les sociétés archaïques et règlent son économie. Ce non respect des tabous justifie le lynchage. Certains rois continuent jusqu’à aujourd’hui à finir ainsi, mais c’est généralement le plus ancien qui est choisi maintenant en Afrique, ce qui est une solution élégante pour éviter d’avoir à le supprimer tout en célébrant assez souvent des funérailles, moment important pour l’ensemble de la communauté. Mais dans le cours de l’Histoire, certains rois ont réussi à sauver leur peau en désignant à leur place des substituts : c’est là l’origine des sacrifices d’animaux. Il existe donc une relation étroite entre la victime expiatoire et le roi.

Il devient par contre difficile de rencontrer un roi postérieur à l’Antiquité qui soit associé à un dieu sur une pièce de monnaie. Ce solidus or à l’effigie de Michel III comporte, chose rare, un portrait du Christ, et il s’agit alors bien entendu du seul dieu qui puisse être représenté. Cependant, la différence apparaît nettement : il s’agit avant tout de deux hommes, et c’est une filiation ou une reconnaissance qui est exprimée, pas un pouvoir magico-religieux.

         Solidus or (860, Michel III) solidus revers christ   Tessère à l’effigie du Christ (premier siècle ?)

Le plus ancien portrait du christ est une tessère, c’est à dire un sumbolon, un signe de reconnaissance circulant dans les poches ou le porte-monnaie des premiers chrétiens, mais ce n’est pas une monnaie. Dans une situation de clandestinité, mélanger un tel signe de reconnaissance avec de la menue monnaie, de même format, constitue une solution astucieuse, peut-être aussi un moyen psychologique pour se décontaminer des innombrables figures idolâtres, que chacun est obligé de manipuler quotidiennement ? Le sou-fétiche n’est pas loin. Enfin, lorsque le Christianisme fut légalisé, les tessères furent percées et transformées en médailles. La question monétaire liée au sacré sera résolue par l’Eglise en partie, par l’hostie, mise au point formellement au VIIIè siècle. La forme d’une pièce de monnaie est choisie consciemment dans ce but. Il est assez frappant de remarquer comment, lors de la messe, la quête précède l’élévation (ou sacrifice). La corbeille de monnaie est placée sous l’autel, puis symboliquement transformée. Les prêtres sont-il toujours des changeurs de monnaie, des parasitos ?

Dans le rituel chrétien, le change se produit en sens inverse, exactement comme une image dans un miroir : les substituts ultimes de la victime lynchée par le collectif, les pièces de monnaies, sont changés en corps du Christ, Dieu incarné, en sa chair et en son sang, selon le dogme catholique. En répétant un processus immuable inversé, il s’agit sans doute de permettre une remontée vers notre propre dimension archaïque, en direction d’un stade pré-sacrificiel où règne l’indifférenciation généralisée, où ni les choses, ni les êtres ne sont encore nommés. Un état que les modernes définissent sous le terme de psychose. Nous aurions là une des raisons d’être du phénomène religieux en sa subsistance moderne, qui serait quasiment de prophylaxie mentale : la messe est mémoire d’un cheminement hors de l’indifférenciation mimétique par le sacrifice et, paradoxalement, mémoire de certaines clefs pour sortir d’une compulsion de répétition sacrificielle et violente, dans la plus grande tradition orale et collective de répétition d’une information fondamentale.

Le texte évangélique est trés clair en matière économique. A une économie de la division d’un corps est substituée celle de la multiplication des biens. Ce ne sont pas des aliments carnés qui sont choisis pour le sacrifice et on ne tue pas le blé, mais on travaille à sa croissance. Un grain enterré donne naissance à un épi, et les métaphores de ce type sont nombreuses, comme celle du grain de sénevé. A l’inverse d’Aristote ou de l’Eglise catholique, Iéshoua encourage à faire fructifier la monnaie, comme dans la parabole des talents distribués aux serviteurs. Le sacrifice chrétien est strictement inverse au sacrifice archaïque, bien que le terme de sacrifice soit toujours utilisé : comme un gant retourné s’appelle toujours un gant, alors qu’il s’agit de la forme opposée. Sous l’influence de la civilisation qui se relève des cendres de l’Empire romain, toutes les cultures sacrificielles vont se dissoudre littéralement et nous assistons désormais à l’émergence d’une civilisation et d’une économie mondiale. Sans entrer dans les détails de cette transformation, il est important d’en préciser les nouvelles règles pour saisir ce qui peut entraîner des difficultés.

d.     Synthèse

Les premières formes de cohésion sociale sont fondées sur le lynchage d’un personnage ambivalent, à la fois élu et rejeté, support de transcendance. Les termes mêmes de démon et de héros ne se distinguent pas vraiment dans la langue grecque, et les dieux sont craints autant qu’adorés : crainte et adoration se confondent. Il est essentiel de saisir ce qui nous apparaît désormais comme un paradoxe, et en reconnaître les ultimes conséquences : le dernier verre de rhum ou la cigarette du condamné sont une trace ultime et dérisoire de privilèges qui sont dus à ce personnage central. A l’inverse, le coup d’épée sur la tête de l’évêque ou de l’initié maçonnique, le bizutage des élites participe à leur intronisation.As libra (-200, Janus)

L’as libra romain reprend le personnage à double face de Janus. L’as est également cette carte à jouer qui peut se placer tout en bas de l’échelle sociale, ou à son sommet. C’est celle qui fait exception. Le mot provient naturellement du bœuf (Aleph, qui donnera Alpha, première lettre de l’alphabet) et de la viande rôtie (latin assus).

Les représentations modernes séparent les termes de ce paradoxe, reliant le plus bas et le plus haut placé dans l'échelle du Pouvoir. Ces deux images de Saint Sébastien et de Saint Michel en témoignent. Mais ces termes se trouvent pratiquement superposées sur ces statues centrafricaines comportant chacune un reliquaire. De ce fait, nous ne comprenons plus ces représentations. La deuxième statuette est particulièrement éloquente : le visage exprime la stupeur de l’agonie au moment même ou le bras levé brandit une lance, qui pourrait être une de ces pointes fichées dans son propre corps. Ce personnage est double.

 

Le martyre de Saint Sébastien (Giovanni del Biondo), vers 1370, Musée de l’Opéra del Duomo, Florence  Saint Michel archange, Antonio del Pollaido, Musée Bardini, Florence 

Statue nkisi nkondi (anonyme, Congo), Kôngo, Angola, Museu Etnográfica da Socedade de Geografia, Lisbonne  Statue nkisi nkondi (anonyme, Angola), Kôngo – Solongo, Angola, Museu Municipal Dr. Santos Rocha, Figueira da Foz

Les reliques ont toujours fait l’objet d’un commerce intense, qui fit la fortune ou la déchéance immédiate de cités comme Vézelay, par exemple, dés lors qu’un doute sur leur authenticité se propage. D’une certaine façon, l’aspiration du collectionneur, qui peut être pathologique, consiste à reformer un corps complet à partir de fragments de ce type. Mais il existe une différence notoire entre les reliques archaïques et les reliques chrétiennes : celles-ci ne sont plus investies d’un pouvoir ambivalent. Leur pouvoir est seulement positif. Ce n’était pas le cas à l’origine.

Telle relique Fang contient les ongles arrachés au corps du roi défunt. De cette manière, la communauté prévient la vengeance du roi, au cas où il se réincarnerait dans une panthère : sans griffes, l’attaque sera moins dangereuse. Cela paraît puéril si l’on néglige le fait sacrificiel : tout roi est une victime expiatoire, tout héros est un démon. Et le chef assassiné a de bonnes raisons de vouloir revenir se venger. Mais comme toujours dans la bonne société sacrificielle, le meurtre est occulté. Le fait que cette dimension de crainte soit absente dans le culte des reliques chrétiennes est une indication précieuse. Elle confirme la réalité de la mutation sacrificielle engagée, et ceci à travers une continuité de fait : le partage d’un corps infiniment précieux, conservant à travers la mort une certaine capacité agissante. Le bénéfice d’un plus de vie à travers la mort reste un objet de recherche constant dans les deux cas. Mais là encore, continuité et inversion des perspectives sont constatées de part et d’autre d’un point focal, qui peut être défini comme le moment de la Passion, l’an zéro. La séparation entre deux tendances fondamentales des sociétés humaines est bien antérieure et peut être schématisée par une arborescence :

destins du sacrifice

[NOTA: Ce schéma donne souvent lieu à des réactions quand au mot libérale accolé à démocratique. Il conviendrait de rappeler brièvement le sens de ces mots dans une tradition philosophique connue, éprise de justice sociale : Smith, Tocqueville, Hayek, Sen, Dupuy…. Les questions de modes idéologiques ne doivent pas empêcher l’emploi des mots les plus appropriés pour éclairer une situation réelle, même au risque de choquer des sensibilités partisanes. Eviter la question politique dans une recherche sur l’argent reviendrait à occulter l’essentiel : mais il ne s’agira certainement pas d’approuver l’une ou l’autre politique de tel ou tel candidat au partage du Pouvoir. Il s’agit de comprendre en quoi un certain usage de l’argent est couplé avec un parti-pris idéologique, conditionnant également en retour notre jugement sur l’argent.]

Les sociétés hypersacrificielles ne connaissent pas de monnaie économique et n’en ont pas besoin, car toute décision est collective et réclame l’unanimité. La distribution ne peut en aucun cas faire l’objet de choix individuels, elle s’effectue selon des règles précises, à l’intérieur d’une structure pyramidale. Les socialismes totalitaires tentent de reprendre ce modèle en accablant l’argent de tous les maux, mais dans les sociétés libérales et démocratiques, l’argent circulant librement est également contenu dans un ensemble de règles qui, si l’on y regarde de prés, sont plus précises et plus nombreuses encore que dans les autres formes. Mais ces règles peuvent être changées, adaptées.

e.      La fascination

Toutes les sociétés humaines, sans exceptions, peuvent être représentées selon le même schéma, d’une extrême simplicité

.place de la mort dans les sociétés animales et humaines

Instinctivement, tout organisme vivant et toute communauté évite les risques. Fuir les prédateurs ou les rivaux plus forts que soi ou s’en protéger, éviter le feu ou la noyade, bâtir une palissade ou une maison, etc. La mort est le risque majeur, qu’il faut à tout prix éviter. Cependant, les sociétés humaines, par le sacrifice ritualisé « apprivoisent » la mort, et la placent au centre de la vie sociale : comment l’expliquer ?

La capacité d’imitation de l’homme est si grande qu’elle en vient à contaminer son désir : c’est le désir de l’autre qui est imité. Il s’ensuit une situation de rivalité permanente qui menace la survie même de l’espèce. De façon contingente et nécessaire, la solution du tous contre un émerge. Il est vraisemblable que seules les espèces d’hominidés qui ont adopté cette solution ont survécu. Toutes les tensions anarchiquement dirigées entre les membres indifférenciés, en proie à une véritable psychose collective, se focalisent sur un seul. « Sans individu, le collectif individue. L'assassinat qu'il perpètre, voilà le principe même d'individuation : je émane de nous, et réciproquement. Héros, martyrs, rois ou champions, tous naissent du meurtre victimaire. Encore une fois, du Mal naît ce sujet dont la racine, sub-jectus, désigne, justement, quelqu'un jeté dessous, piétiné, saccagé, lapidé, lynché, sacrifié. »  [3] Le premier sujet nommé disparaît, pour laisser place au mythe, aux anges et aux démons, à la culture, c'est à dire à un monde d'objets.  

Circle Limit IV 1960, anges et démons (MC Esher)verbum (M.C.Esher)
Les gravures de MC Escher  figurent de façon frappante l’ambivalence de la victime centrale, structurant l’ordre social autour de sa disparition. La gravure hexagonale (Verbum) parvient même à figurer la lumière sombre qui en émerge : le sacrifice est éminemment paradoxal. A la fois source du langage (le mot latin verbum est tracé au centre) il est indicible. Toute la culture humaine en est imprégnée, mais elle l’occulte.

La mort, qui se trouve au delà de la périphérie et du connu pour les animaux, se retrouve alors au centre organisateur de la société et du psychisme humains. Cette représentation simple peut aussi être tentée dans la troisième dimension, pour former un tore :   tore entier et divisé              

Le grec psêphos désigne à la fois la pierre à lapider et l’instrument du vote : ce tesson de poterie sur lequel chacun inscrit le nom de l’élu, le suffrage.

Le diasparagmos désigne  la chair arrachée au corps du dieu Dionysos, puis distribuée. L’opération se déroulait réellement : le pharmakos, c’est à dire un individu généralement choisi parmi les gueux, prenant la place du dieu mythique (de là vient le mot de pharmacie : ces poisons qui nous apportent du bien).

Et l’or n’est distribué pendant les jeux Olympiques, qui voient se dérouler de nombreux holocaustes, qu’en tant que chair des dieux. Mais ce dieu ou ce roi sacré, ce veau d’or enfin, focalise les regards et les envies. En cela, il est comparable à l’objet (a), il est aussi la source de la distribution monétaire, l’origine de la corne d’abondance.

tore du désir lacanien la ruche

Notez la différence entre le tore du désir lacanien, qui dessine au centre un disque virtuel blanc : l’objet inatteignable du désir noté (a), et ce que j’ai nommé « la ruche », qui est un tore semblable, à l’exception du mouvement qui le forme. Ce mouvement est concentrique et collectif, ce sont des cercles qui, comme des ondes à la surface de l’eau, convergent ou divergent autour d’un vide central. Ce vide, c’est le paradoxe sacrificiel incarné par le premier dieu, la victime collective, l’as, le roi... A ma connaissance, Lacan, imprégné de catholicisme, n’a jamais relevé la ressemblance entre son disque blanc et l’hostie. Mais sa proximité avec Bataille ne peut que confirmer son intérêt pour un absolu du désir, quasiment transcendantal.

monnaie de pierre (Afrique) monnaie de quartz (Afrique) anneau de coquillage (Océanie, moyen orient) crâne avec monnaies de coquillage (Mélanésie)  rouelle (gauloise) sapèque ancienne (Chine)   cash (Mongolie)   sapèque coréenne      perle de verre (Venise-Afrique) cauris anciens (Chine)      cauris os    cauris or    fei (Uap)

De nombreuses formes monétaires primitives ont une forme torique, ou sont percées, comme si la monnaie épousait la forme de la société elle-même, ce que l’homonymie entre le nomos monétaire et le nomos : ensemble des lois et des pratiques sociales, laissait entrevoir. Mais si les processus se ressemblent formellement, ils recouvrent néanmoins des réalités très différentes. Tuer des hommes ou des animaux à l’issue de cérémonies entraînant la transe des participants, arracher leur cœur à vif ou découper leur chair, l’empaler sur des piques normalisées et la rôtir, piques fabriquées et distribuées par une caste de prêtres à l’intérieur même du temple, cela constitua la norme impérative. Dans les civilisations précolombiennes, au cours d’un jeu de type pelote, celui qui parvenait à faire passer la balle à travers un anneau de pierre (comparable au panier de basket, mais vertical et placé très haut) gagnait le privilège d’être sacrifié.

Aujourd’hui, de tels actes et de telles aspirations seraient considérés du point de vue de la pathologie la plus extrême : ce qui était normal et bon est devenu pathologique ou criminel ! Pour simplifier, je dirai que nous sommes passés d'un modèle de société de type nécrophile (modèle Egyptien ou Précolombien) à un modèle de société à ce point nécrophobe qu'il en vient à s'abstenir de tout regard sur cette réalité commune.

f.       Conséquences pathologiques

Deux conséquences se dessinent alors :

1 -    Les pathologies liées à l’argent peuvent être liées en partie à la permanence de comportements autrefois normatifs et qui font désormais l'objet d'un déni. Et il est bien évident que l’acceptation exclusivement économique de la monnaie participe de ce déni  : ses racines sacrées sont tout simplement niées. L'idée même parait anachronique à presque tous. Les addictions aux jeux de hasard appartiennent aussi au registre sacrificiel. Les jeux de hasard sont spécifiquement humains et servent à l’origine à désigner la victime à immoler. La célèbre ritournelle, circulaire et répétitive : « il était un petit navire…on tira à la courte paille, pour savoir qui-qui-qui serait mangé… » raconte l’histoire même de nos fondations. Pour comprendre les addictions, il faut toujours avoir à l’esprit le paradoxe sacrificiel : l’élu est roi et victime à la fois. C’est une place fascinante et très recherchée, non sans craintes justifiées. A ce titre, il peut sembler indécent que l’Etat encourage, par un matraquage publicitaire de La française des jeux, un impôt volontaire dans les faits, payé par un comportement susceptible de prendre des proportions pathologiques.

2 -    A la différence des sociétés archaïques religieuses, le monde moderne pose deux difficultés principales, découlant l’une de l’autre. Autorisant la critique sociale en créant le sentiment d’un Moi indépendant, il impose à chacun la liberté de définir un rapport entre ces deux entités : moi et la société. Enfin, non seulement il ne propose aucun « mode d’emploi » quand à l’usage de l’argent qui en découle, mais bien au contraire, il autorise la multiplication de tentations, non sans perversité. La publicité en effet multiplie les modèles-obstacle ou rivaux mimétiques, afin d’attirer le désir du spectateur sur des objets insatisfaisants.

Reconnaitre ces dangers n'équivaut pas à critiquer la société libérale, puisque d'une certaine manière, elle est la seule qui soit également apte à les annihiler. La publicité se charge fort bien de révéler les mécanismes sur lesquels elle repose, nous donnant ainsi, de surcroit, des leçons de psychologie de grande valeur. Cette affirmation appelle l'exemple de clips publicitaires.

Dans une soirée mondaine, deux femmes se lancent des regards furibonds en s'apercevant qu'elles portent la même robe de soirée. Puis deux hommes sortent au même moment le même téléphone portable "design" de leurs poches, et se retrouvent également trés gênés. Enfin deux automobilistes se dirigent vers la même voiture de grande série (Peugeot), et l'un des deux s'adresse à l'autre en ces termes: "Félicitations, vous avez là une excellente voiture".

Renault adopte un registre similaire en présentant ses fils de nababs (saoudien, sicilien...) vantant les mérites de leur Clio devant un père dubitatif et finissant par lâcher: "Pas assez chère mon fils". Ainsi, la publicité se paye le luxe de démonter et de ridiculiser cela même qui constitue son moteur le plus puissant : le désir mimétique et ses aléas. Bien entendu, cette opération est destinée à vanter d'autant plus les qualités supposées de ces produits, et elle y parvient. Ces stratégies raffinées sont trés éloignées de "la réclame" et si cette façon directe est encore utilisée, c'est en racontant une histoire autre. Les fabricants de lessive l'ont bien compris qui ont su explorer les charmes de mère Denis, des blouses blanches des laboratoires de recherche ou des vertes prairies de mon enfance. Car les maris aux cols plus ou moins blancs sont bien trop liés non seulement au produit dans toute sa banalité, mais surtout à la dangerosité de la concurrence, mimétique en diable... dans une société de mieux en mieux informée sur elle-même, vanter la compétition présente désormais un risque. De plus, et en raison même des dangers de la comparaison directe, l'uniformité des cols blancs dans les entreprises a vécu...

Les voitures sont particulièrement intéressantes, car ce sont des objets de grande série qui comme Peugeot le montre, sont semblables. Que faire alors pour éviter l'inévitable confrontation des doubles ? Car tout publicitaire sait que le consommateur s'identifie à son objet, il le sait et l'exploite généralement jusqu'à la corde, c'est à dire jusqu'au moment où apparait le danger, le retour du balancier sous la forme du rival. Ce moment peut être retardé par la multiplication de différences mineures: couleurs, logos, options, marques, modèles...car si l'objet est un support d'identification, il doit coller au plus prés à des individus supposés tous différents. En réalité, l'achat de voiture répond à un unique besoin, celui de se déplacer rapidement, seul ou en groupe, avec quelques bagages. Chacun le sait.

Pourtant, les rayons des supermarchés se remplissent d'une diversité tapageuse: combien de shampoings, de biscuits, de brosses à dents...? Les fabricants de moquettes savent que s'ils produisaient seulement les trois ou quatre couleurs qui sont choisies dans la quasi totalité des habitations, ils réaliseraient de trés importantes économies. Mais le plaisir du choix devant une palette d'échantillons colorés est essentiel à la vente, ils proposent du jaune et du violet pour vendre du beige car après avoir rêvé sur les couleurs, chacune conclut que "le beige est quand même moins salissant..." Le fait est connu.

Les entreprises les mieux informées savent que les consommateurs, se lassant de ces comparaisons, apprennent peu à peu la réalité du leurre. Enfin, le surcoût occasionné par la concurrence acharnée, productrice d'une diversité de façade, conduit l'industrie à prévoir déjà la phase suivante. Ainsi, un équilibre subtil est recherché entre contraintes industrielles liées à la production et la prise en compte des relations mimétiques. Ces propos d'un directeur de projet chez Renault en témoignent: "Si nous vendons quelques Logan en Europe occidentale, tous nos clients d'Europe de l'Est et du Moyen-Orient sauront qu'ils achètent bien une voiture européenne. C'est une référence et ça les rassure. C'est la retombée la plus importante que nous attendons de la commercialisation en France" (J.M. Hurtiger ) Ces propos suivent la longue évocation du risque que le lancement de ce nouveau modèle bon marché en Europe occidentale présente : "Renault risque de cannibaliser le marché de l'occasion et des voitures de sa propre gamme." Que signifie alors ce choix ? Il s'agit d'attirer mimétiquement les consommateurs de la périphérie, plus pauvres, sur un objet qui leur est destiné, en leur montrant que les plus riches en possèdent aussi. Tel est l'argument qui fait finalement le poids en faveur de cette introduction sur le marché. Chez les consommateurs plus avertis - les riches européens - au moment où l'on entend des phrases du type "je suis Peugeot" pour signifier que l'on achète cette marque de voiture, les stratégies marketing s'en inquiètent et prônent, subtilement, la différenciation entre objet et sujet qu'ils cherchent encore à confondre ailleurs. Dans le clip publicitaire Peugeot, la conclusion consiste à reconnaitre la similitude entre les consommateurs: "Félicitations, vous avez là une excellente voiture" sous-entend que je possède aussi une excellente voiture, la même, et que cela ne doit pas me gêner. Libres consommateurs avertis, nous maitrisons non seulement le même animal superbe et dangereux, mais aussi les dangers de contamination qui en émanent. Nous appartenons à cette élite, détachée des vulgaires appartenances, et notre costume classique, international et sans couleurs l'atteste : nous savons que cette uniformité met en valeur notre visage, notre individualité. Elle s'exprime en cette phrase distinctement prononcée en conclusion du clip publicitaire, formule de politesse appuyée qui, en reconnaissant l'autre dans ses qualités, me place d'emblée dans cette position aussi. Ultime ruse de la politesse...

On voit là en quoi les problèmes rencontrés dans le Monde moderne ne peuvent plus être résolu par un procédé sacrificiel d’expulsion du Mal, quel qu’il soit (envie, jalousie, acharnement concurrentiel...) Il s’agira d’appréhender des relations entre des individus à la fois autonomes et interdépendants, d’aller au delà du mythe d’un désir souverain d’un coté, du mythe d’une « aliénation » déterministe de l’autre.

Enfin, si la concurence porte sur la possession d'objets valorisants, l’argent n’est pas un objet, à la différence de la monnaie. L'argent peut être considéré comme une interface entre soi et les autres. Il y en a d’autres, bien sur : la peau, les frontières de la perception… mais l’argent constitue une interface essentielle, en ce qu’elle engage toute la culture humaine et bien entendu, la question de notre intégration sociale. En cela, on peut dire qu’il s’agit bien de la même interface depuis les origines, quoique les modalités de son usage aient considérablement évoluées. L'étude approfondie sur la monnaie que j'ai réalisée trace en filigrane une vision nécessairement engagée sur un bon usage de la monnaie, liée aux rapports sociaux. Il s’agit aussi de faire des choix en la matière. Ce n’est qu’à partir d’une telle étude sur la nature exacte de l’objet monétaire ou de l'interface financier que des applications thérapeutiques peuvent être envisagées. Car l’usage perverti de l’argent ne peut être modifié ou même perçu qu’au regard d’un usage préalablement défini comme sain ou profitable dans un contexte donné. La question est pleinement morale dans un certain sens, mais il s’agit d’enlever toute connotation coercitive ou puritaine à ce terme, pour en considérer la teneur essentielle.

Si l’argent est une interface, de quoi s’agit-il exactement en terme de relations humaines ? La société est définie ici comme l’ensemble des partenaires contractuels possibles, et aussi comme « la culture », c’est à dire une entité plus abstraite, à la fois mémoire et ensemble de règles écrites et non écrites. La dimension contractuelle est la  grande innovation d’un droit public séparé du droit religieux, mais l'individu prétendument autonome est également une idée récente à l’échelle de l’Histoire. Cette idée est permise par la critique portée par la Tragédie grecque, certains textes bibliques... Hors de ces influences formidables, on peut dire que l’individu n’existe pas autrement qu'inséré dans une généalogie, une caste, un nomos. Il est bien évident que cette influence est désormais universelle. Aucune société ni personne ne peut prétendre y échapper.

La voie autorisée et certainement féconde qui s’offrent alors à nous est de dévoiler, derrière la fascination exercée par le modèle-obstacle, le véritable objet du désir. Autrement dit, c’est substituer à des objets inatteignables, parce que factices, des objets atteignables, parce que réels. A l’insatisfaction ou la mort programmée par la recherche pathologique de la satisfaction se substitue alors une possession possible, bien que toute relative, d’un objet. Car si nous ne pouvons pas nous passer d'objets, il faut cependant dépasser le stade de la fascination subie pour comprendre le véritable principe agissant à travers eux. Il semble de prime abord immanent aux objets eux-mêmes, une possession effective fait apparaitre le leurre.

Une difficulté principale consiste à reconnaître qu'une possession effective mais non absolue n’est pas nécessairement décevante, c’est à dire qu’elle comporte également une dimension transcendantale. Cette dimension s'entend désormais en terme de relation plutôt que de possession. Car il faut entendre le terme de possession dans les deux sens usuels de ce mot à double sens : je possède, mais en retour, je suis possédé par l'objet. Le thérapeute comme l'exorciste agit contre la possession, car il sait que les objets sont interchangeables. Les objets sont comme les têtes de l'hydre qui aussitôt coupées, repoussent. Il sait que ce n'est pas l'objet en soi qui empoisonne, encombre, libère ou guérit.

Seule cette dimension relationnelle peut faire le poids face à l’extrême pesanteur de l’atavisme sacrificiel et violent, qui constitue pourtant la première forme d’appréhension de la transcendance, et le propre de l’homme. L’étude des pathologies liées à l’argent a tout à gagner de cette prise en compte, car la monnaie ne se comprend pas hors du phénomène religieux, en dépit de ce que voudrait nous faire croire l’économie politique classique.

©Benoit Hamot, le 3 septembre 2005



Sources iconographiques :

Les images disponibles sur la toile comportent des liens directs vers les sites d'origine:
http://www.cgb.fr/ 
http://www.snof.org/
http://www.ancientimports.com/
http://www.musethno.unizh.ch/
http://www.mcescher.com/
http://www.pomexport.com/
http://www.galerie-meyer-oceanic-art.com/
http://www.calgarycoin.com/
http://www.seaeaglecoin.com/
http://perso.club-internet.fr/seqf/sitefr/

Autres sources iconographiques:
Musée de l’Opéra del Duomo, Florence
Musée Bardini, Florence
Museu Etnográfica da Socedade de Geografia, Lisbonne
Museu Municipal Dr. Santos Rocha, Figueira da Foz
JEAN G. (1987) L’écriture mémoire des hommes, Paris, Gallimard, p.12 
AMAUDRY M. (coll.) (2001) hachette, Dictionnaire de numismatique, Paris, Larousse
PRICE M.J. (coll.) (1983) Monnaies du monde entier, Paris, Bordas, p.296-297
Musée Dapper (2002) Le geste Kôngo, Paris, éditions Dapper.
Images originales, Benoit Hamot


Citations :

[1] BAILIE G. (1995) La violence révélée, Castelnau-le-Lez, Climats, 2004, p.98

[2] GIRARD R. (1978) Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, p.60

[3] SERRES M. (2003) L’incandescent, Paris, Le Pommier, p.214

Jean-Marie Hurtiger, in: BUJALDON A. (2004) La Logan, le pari risqué de Renault, in: Alternatives économiques n°231, décembre 2004, p.42