Mimétisme et psychanalyse

Benoît Hamot

"Il y a, à chaque époque, une organisation du savoir pour laquelle toute découverte importante constitue une menace." (J.M. Oughourlian)

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La Théorie mimétique a toujours été présentée comme novatrice, révolutionnaire parfois, et en tout cas incompatible avec la psychanalyse. Elle soutiendrait une critique radicale non seulement de cette méthode thérapeutique particulière, mais aussi de toutes les tentatives dérivées, voire concurrentes. Sans doute Mikkel Borch-Jacobsen est-il le plus radical et le plus pertinent entre les critiques nombreuses qui accompagnent depuis toujours les pratiques thérapeutiques. Il se réfère parfois à René Girard pour alimenter son propos. Il faut lire cette présentation : portrait du psychanalyste en caméléon, ou neurotica, et admettre une bonne fois pour toutes qu'aucune méthode, qu'aucune théorie, qu'aucun certificat de capacité ne peuvent rassurer complètement. Pourtant, c'est bien la première chose qu'une personne souffrante réclame. Elle n'a que faire des polémiques et des luttes de pouvoir. Que lui dire?

(Illustration ci-contre: Georges Braque, Cahier 1917-1947, ©Maeght éditeur)


Initiation - savoir

La psychanalyse est une forme moderne, adaptée à notre temps, d'initiation. La cure utilise un procédé d'expulsion sacrificielle, qui exige une forme particulièrement subtile de méconnaissance: ce sont ces identifications prétendument engrammées dans le Moi qui sont expulsées. Il n'y a pas de victime à proprement parler, si ce n'est parfois, tel "autre" accusé de méfaits plus ou moins tangibles. Une seule phrase entendue peut suffire, à l'image de cet "effet papillon" dont on fit tant de bruit. La Théorie mimétique permet de réparer cette erreur fondamentale, qui confine précisément l'exercice de la psychanlyse dans l'orbe du religieux qu'elle prétendait supplanter. Car si la psychanalyse prétend achever le religieux, c'est pour occuper cette place: la position des rivaux est interchangeable.

Dans le monde ancien, dominé par le religieux collectif, être initié pour intégrer la communauté des adultes était une obligation. Rien n'est venu remplacer ces procédés d'intégration. Ils vont en se dégradant. Réjouissons-nous, car ils reposaient sur le sacrifice violent, niant paradoxalement un certain savoir sur la violence elle-même (le point de vue de la victime). Notre époque accorde à l'individu et aux victimes en général une place centrale. Elle prétend ainsi les défendre. Ce faisant, elle contribue aussi à les isoler dans la mesure où le trait d'union initiatique n'est pas remplacé. La psychanalyse peut-elle réaliser ce remplacement? Est-il souhaitable?

L'auto-apitoiement ne résout rien, fut-il entériné par la vulgate psy. Cela nous le savons, et il ne s'agit pas ici de reprocher à la psychanalyse les effets pervers de son succés. Convenons ensemble de cette réalité commune: de nos jours, expulser ou être expulsé sont des faits dépourvus de toute dimension transcendentale et réconciliatrice. Cela ne peut aller sans conséquences. La prolifération de pathologies devient inévitable, comme cette véritable épidémie de dépression. L'individu moderne se sait fragile à l'extrême: parfois, il est "in", l'instant d'aprés, il peut être "out" sans avoir vu venir la vague dangereuse. Si le surf est devenu une métaphore récurrente, ce n'est pas par hasard.

Comment en est-on arrivé là? L'individu n'est rien en soi : la société le fait exister. Nul déterministe aliénant dans cette affirmation: "C'est selon le fond d'une image générale de la vie sociale que les contours de chaque individualité parviennent à se dessiner, c'est selon le fait de son inclusion en un tableau général de la vie sociale que chaque acteur prend conscience de lui-même comme individualité irréductible capable de bousculer l'ordre établi. Il n'y a pas de causes qui nous feraient agir malgré nous, pas de fil qui nous tiendrait debout malgré nous, en automate" (Tellier)

Intuition freudienne du mimétisme

Le génie du maître et père fondateur des psychanalystes n'est pas en cause, et c'est au contraire la présence continue d'erreurs, d'approximations douteuses, de théorisations aberrantes et contradictoires, d'entorses à la vérité même qui rendent cette lecture intéressante. Mais les traductions et commentaires corrigent trop souvent ce qui gêne trop: elle lissent et éteignent une langue riche de surprises. Les enseignants en psychologie entérinent enfin une version qui se voudrait plus digeste, mais elle élimine les ferments du doute. Il est bien naturel qu'il ne subsiste alors qu'une vulgate dogmatique définitivement dépourvue d'intérêt. Ainsi de la lecture académique de Totem et tabou, faisant dire à son auteur l'universalité de l'interdit de l'inceste quand il reconnait lui-même l'inanité de son présupposé, sans apporter la réponse donnée par la Théorie mimétique (limiter les occasions de rivalité). La force de Freud, c'est de reconnaitre ses limites quand Lacan fait une pirouette pour masquer son ignorance: accordons lui cette qualité, précieuse autant que rare. Quand aux adversaires de Freud, ils instruisent son procés en recherchant les moindres entorses à la vérité des faits, ce qui ne peut rendre compte de la validité de la méthode.

Ce n'est pas la maitrise d'un savoir ou de techniques puissantes qui fondent l'intérêt résiduel de la psychanalyse, mais la reconnaissance de la position toute relative du thérapeute. De cette faiblesse constitutive, Freud a tiré une méthode contestable, mais relativement féconde. Si génie de Freud il y a, c'est aussi d'avoir laissé les traces de ses errements, afin que chacun puisse remonter à leur source. Cette humilité fait partie intégrante de toute démarche scientifique. Quel chercheur aurait pris le risque de révèler le contenu d'un rêve aussi crucial et intime que "le rêve de l'injection d'Irma"? Nous pouvons ainsi lire l'invention de la psychanalyse jusque dans les rêves de son fondateur, et Lacan ne s'en est pas privé (la rédaction d'un article traitant précisément de ce rêve est en cours.)

Il est facile en effet de sourire à propos d'une métapsychologie bien peu scientifique, en effet, mais sait-on que l'oeuvre de Newton est, en majorité, théologique? Qui la lit désormais? Il en sera de même pour Freud, lorsque la validité de la méthode proposée par la célèbre patiente de Breuer, lorsque cet essentiel sera dégagée de ses spéculations métapsychologiques. L'essentiel, c'est bien la pratique de la "talking cure", la valeur de la parole enfin retrouvée aprés les errement positivistes du XIXè siècle. Les adversaires de Freud songent-ils à la remettre en question? Quand aux théorisations freudiennes, leur caractère incertain et provisoire ne lui a jamais échappé: bien naïfs ceux qui ont pris la métapsychologie pour un dogme! Lacan s'en est écarté quelque peu, ce qui lui valut d'être expulsé par les gardiens du temple.

Oui, la psychanalyse est une religion de notre temps, hélas, mais la Théorie mimétique lui permettra de rejoindre le champ scientifique, c'est à dire le projet freudien. Agissons plutot dans un esprit de continuité et non de rupture par rapport à la pensée freudienne. Car en un mot, le contenu du "rêve de l'injection d'Irma", c'est la nature mimétique du désir. Elle a impressionné Freud sans réussir pour autant à lui faire poser la bonne hypothèse. Cette première et juste impression ne l'a jamais quitté. Mais il ne s'agit que d'un rêve...

Liberté individuelle, communautarisme et spiritualité

La question spirituelle, en marge de toute position polémique (car elle conditionne aussi une appartenance culturelle), ne peut être simplement évacuée dés lors qu'il s'agit de l'Homme, car c'est précisément cela qui le distingue de l'animalité. Si la guérison vient par surcroit (Freud), il s'est bien produit quelque chose, qui est de l'ordre de la transcendance (et Freud cite, en français, un chirurgien célèbre: "je le pansais, Dieu le guérit") Voila pourquoi toutes les théories et toutes les techniques de guérison ont beau jeu de se vanter, de se concurrencer : seule compte cette disponibilité à accepter ce qui nous dépasse tous, patients et thérapeutes confondus. Pouvoir bénéficier d'un passeur expérimenté, c'est un avantage qui se révèle en général indispensable. Le thérapeute ou le coach est ce passeur, sans avoir la prétention pour autant de pouvoir emmener n'importe où ni n'importe qui dans sa barque. Ce qui le caractérise en effet, c'est une forme de modestie.

Que nous apporte la Théorie mimétique dans ce processus ? En différenciant avec netteté le religieux archaïque et mensonger et celui, nouveau et révélateur, qui nait des prophètes juifs, avec Jésus et Paul comme points d'orgue de la Révélation, l'anthropologie générale de René Girard permet de comprendre l'origine même du terme thérapeute (ces spirituels du désert, groupe qui aurait accueilli et enseigné Jésus?). Il ne s'agit pas de revenir à cette définition datée, car il s'agissait bien d'une secte, que Jésus lui-même aurait définitivement quitté. Ce mouvement de retrait par rapport à toute appartenance culturelle et cultuelle est enfin confirmé par Paul de Tarse, prenant son indépendance vis à vis du judaïsme entier: "Juif, grec et latin, saint Paul réunit en sa personne, unique, trois des antiques formats d'où l'Occident naquit" (Serres). Mais Paul accepte et récuse à la fois tous les formats. Paul fonde aprés Jésus la vocation universelle de cette impulsion formidable, qui a changée sa vie. Cette impulsion s'adresse bien à tous et refuse toute considération collective d'appartenance, tout rituel et toute hiérarchie entre les humains. Ces croyants n'avaient pas même besoin de prêtres ou alors, ils l'étaient tous. Ils nous permettent de dire haut et fort: "mon identité ne se réduit point à mes appartenances" (ibid, p79).

C'est cette liberté inouïe qu'il s'agit aussi d'autoriser, contre tous les obstacles archaïques subsistants. Car la pathologie n'est rien d'autre qu'une privation de liberté. Pour cette raison simple, il ne semble pas pertinent d'envisager une méthode ethnopsychiatrique telle que Tobie Nathan l'envisage, désignant un patient par son appartenance. Il me semble que son maître Georges Devereux ne pouvait pas le suivre là, et peut-être faut-il voir dans cette différence la raison de son éloignement. Pour ma part, citer saint Paul ou Jésus, ce n'est pas se référer à une appartenance, c'est bien s'en libérer, et c'est précisément en cela que leur action fut aussi thérapeutique, dans le sens actuel du terme.

En conséquence, réfutons par avance toute tentative (prévisible) de coller une étiquette confessionnelle à ceux qui défendent la Théorie mimétique. Car le caractère scientifique de cette hypothèse relègue bien au contraire un certain nombre de philosophies modernes dans les rangs panthéistes. Certains ethno-thérapeutes ou psys férus de laïcité ne font que défendre l'une ou l'autre de ces positions retranchées. Nous croyons en une origine commune du fait religieux dans la violence de l'exclusion sacrificielle, et en la radicale nouveauté d'une bonne nouvelle libératrice, que nous commençons à peine à appréhender par les sciences de l'Homme, aprés 2000 ans d'incubation.

La mode pour le multiculturel me laisse indifférent, car les cultures ne sont que des variations sur un thème principal, qui seul intéresse. Bien entendu, il est possible de concevoir une "ethnopsychiatrie" positive et même convenir que certaines connaissances de données culturelles précises sont nécessaire dans certains cas. Il ne s'agira pas alors seulement de tolérance (mot insupportable, car il suppose que la présence de l' autre est pénible) mais de reconnaissance, à travers le voile des traditions et des contraintes. L'article remarqué de Marie Rose Moro, portant précisément sur le port du voile, désormais interdit par la loi, montre comment l'écoute thérapeutique implique bien évidemment celle des différences culturelles, mais surtout de provocations adolescentes devenues habituelles dans un contexte démocratique. Mais il ne faudrait pas se montrer dupe face à la perversité de ceux qui les récupèrent à leur profit. Alors pourquoi parler d'ethnopsychiatrie dans ce contexte? Evitons plutôt de mettre en avant cette supposée connaissance d'une culture qui serait différente, afin de ne pas tomber dans une ambiguïté qui peut entraver franchement le projet initial.

Nécessité du contrat

Bien entendu, il existe aussi des maladies mentales ou physiques: là commence le travail du médecin (psychiatre ou neurologue) vers lesquels tout thérapeute doit savoir orienter ceux qui en ont besoin, même s'il peut aussi tenir un rôle dans le processus de guérison. Un thérapeute n'est pas un faiseur de miracle. Il n'y a pas concurrence entre médecins et thérapeutes, mais coopération: encore faut-il pour cela s'abstenir de nier les différences. Car certains médecins ont cette facheuses tendance à s'instaurer thérapeutes de fait ou de droit, ce qui rappelle fâcheusement les droits acquis par naissance nobiliaire.

Les médiations artistiques ou portant sur une autre activité ouvrent des possibilités, qui viennent compléter la parole. Elles ont l'avantage majeur d'éviter une forme relationnelle qui peut être assimilée à une confrontation. Déjà, le fameux divan de Freud cherchait à résoudre cette difficulté. Grâce à la médiation,  les deux regards vont dans la même direction, vers un objet distinct, qui ne peut être assimilé à un simple produit issu du corps ou du psychisme de l'un des partenaires. L'art, qui constitue une forme particulière de médiation (art-thérapie) s'insère toujours dans un contexte culturel, relationnel et technique. Une pratique affinée permet de doser précisément cet avantage donné. Comme on agit sur une balance en appuyant sur l'un de ses plateaux, cette pratique favorise l'émergence de traits culturels ou plus personnels. Mais de toute façon, il ne s'agit jamais de"pénétrer" dans une boîte noire, intime, appartenant au seul patient, mais de considérer ce qui s'exprime dans la relation instaurée aussi librement que possible.

S'identifier à une profession, c'est encore une forme d'appartenance. Nous exerçons tous une ou plusieurs activités, notre liberté d'en changer, de garder une distance nécessaire subsiste heureusement. Rien n'est pire que l'imitation d'une pose sociale définie. Enfin, particulièrement dans une activité à caractère thérapeutique , nous ne sommes pas toujours disponibles et efficaces. Est thérapeute celui à qui une telle demande est adressée, et qui accepte d'y répondre. La plaque posée sur le seuil ne doit nullement l'y obliger. Le savoir est autant du coté de celui qui demande que du coté du prestataire de service, car un client doit faire preuve de discernement aussi, le bénéfice doit être mutuel pour que l'affaire soit réellement bonne. Même s'il s'agit en fin de compte de bénéfices différents, c'est l'unité du processus qui importe. Ce processus est une enquête menée de concert, dont le but est la découverte de la vérité.

©Benoît Hamot, le 15 mai 2005

Bibliographie

GIRARD R./OUGHOURLIAN J.M./LEFORT G.(1978)  Des choses cachées depuis la fondation du monde , Paris, Grasset, p.12-13

TELLIER F. (2003) La société et son double. Essai sur les formes sociales, Castelnau-le-lez, Climats, p.83

BORCH-JACOBSEN M.(1999) Neurotica, in: Le débat n°106, septembre-octobre 1999, Paris, Gallimard, pp.121-141.

SERRES M. (2004) Rameaux, Paris, Le Pommier, p.77

Le rêve de l'injection d'Irma, voir: FREUD S. (1900) Die Traumdeutung (L'interprétation de rêves), G.W. II/III, pp.110-126 et LACAN J. (1955) Le séminaire, livre II: le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, pp. 177-204

MORO M.R. (2004) Le voile des adolescentes. Le regard de celles qui le portent, in:  L’autre N° 14 (2004, Volume 5 – n°2)